N21 – Les dérèglements de l’humeur

Pour entrer en action, la #Norme doit être alimentée: elle ne peut tourner à vide. Et son carburant, c’est le #Projet, c’est à dire la mise en forme des affects qui vont donner l’envie, l’intérêt et la valeur. Mais si cette organisation gestaltique des affects ne se fait pas, si ces derniers restent épars, la Norme n’a aucun matériau consistant sur lequel s’exercer. La psychiatrie a décelé ces troubles situés en-deçà de la volonté. C’est un peu fouillis mais il y a de la matière.

Les troubles de la Norme – N21

J’me sens tout mou, mou, si mou…

Un déficit des affects provoquerait une carence en pulsions qui entrainerait par répercussion un défaut d’exercice de la Norme sans pour autant que celle-ci soit directement affectée. En toute logique, on peut s’attendre (rêver?) à ce qu’un retour des affects ou des pulsions soit la cause d’une remise en route de l’activité de refoulement et d’un retour à la « Normalitude ». 

Nous allons donc envisager l’existence de « pannes » en deçà du Noloir qui revêtiraient l’apparence d’un dysfonctionnement de la volonté alors que le problème se situerait en amont de celle-ci étant bien entendu que nous distinguons nettement l’envie instinctive de la volonté humaine. On peut même envisager doublement le problème en s’appuyant sur la documentation psychiatrique existante: l’apathie serait l’absence d’affects alors que l’aboulie correspondrait à une carence de la pulsion.

L’apathie comme désaffection 

Pyrrhon recommandait l’indifférence comme méthode philosophique: la génération grunge en a fait son mentor.

Trois siècles avant Jésus-Christ, le penseur sceptique Pyrrhon d’Élis définit l’apathie comme une indifférence radicale vis à vis de l’environnement, une sorte de vide intérieur sidéral, une absence profonde d’intérêt. L’apathique manque d’énergie vitale et montre une désaffection générale pour son entourage. Les facultés langagières, techniques ou sociales sont intactes mais le sujet atteint ne trouve aucun ressort pour les exercer et se retrouve dans un état de démotivation profond. La Haute Autorité de Santé parle également d’émoussement affectif. 

On ne peut donc pas confondre l’apathie avec le déficit de sensations qu’est l’anesthésie. L’HAS recommande d’ailleurs aux praticiens, et à juste titre, de bien vérifier « l’absence de handicap physique (cécité, surdité), de troubles moteurs, de réduction du niveau de conscience ». Le site Doctissimo parle d’abrasion affective, ce qui constitue une jolie formule, mais il associe également l’apathie à une perte d’initiative et de motivation résultant en une réduction de comportements dirigés vers un but, ce qui tend à la confondre avec ce que la clinique médiationniste désigne par l’aboulie, un trouble comme nous le verrons des fonctions supérieures que nous partageons avec l’animal. En revanche quand Doctissimo écrit « désertés par les émotions et par la moindre impulsion à agir, voire à réagir face aux évènements de la vie quotidienne, les patients subissent un manque d’intérêt pour toutes les activités », on est déjà plus en phase avec ce que nous recherchons: un mal qui frapperait à la source même de l’affection.

Gagnepain emprunte le terme de « tropisme » à la botanique: c’est la tendance d’un organisme à pousser vers un stimulus ou à s’en éloigner. On a là une réaction basique négative ou positive à l’environnement. Tropisme positif : l’organisme pousse vers la source favorable. Tropisme négatif: il s’éloigne du désagrément. La plante est ainsi attirée par la lumière ou par l’eau. Pour la gravité, ça se complique un peu: la racine présente un géotropisme positif et pousse vers le bas quand la tige et la feuille défie la gravité en poussant contre elle.

Pour un humain ou pour un animal, un trouble dans les tropismes se traduirait par un état léthargique et végétatif à long terme, une non-réactivité à tout ce qui pourrait susciter de la curiosité, ce que nous appelons habituellement de l’intérêt (un terme que nous réservons à autre chose dans notre théorie de la valeur). Ni appétence, ni répulsion, une impuissance à ressentir une émotion qu’elle soit agréable ou non.

Pour diagnostiquer l’apathie, les praticiens français ont ce type de tableau un peu bancal à disposition.

Le point A sous-entend que la maladie résulte d’une détérioration. Le point B révèle que la psychiatrie ne semble pas très fixée sur ce qui incombe à l’absence de captations affectives (B3) ou à un défaut d’organisation de celles-ci vers un objectif (B1), ce qu’on appelle l’envie ou la pulsion. B2 apparait comme redondant et une observation superficielle aboutira à cocher oui dans au moins 2 des 3 domaines proposés en B. Le point C regroupe étrangement souffrance et répercussion sur la vie quotidienne. Il faudrait sans doute déterminer de quel type de souffrance psychique on parle: frustration, impuissance, sentiment d’injustice? Au sujet de l’interférence avec la vie sociale, la réponse est déjà dans la question mais comme pour l’aphasie ou l’apraxie, l’interlocution ou la coopération ne sont absolument pas en cause, même si elles sont affectées par répercussion. Quant au point D, il devrait être écarté dès le début: à quoi bon en effet diagnostiquer une apathie chez un patient sous sédatif? Je suppose qu’il s’agit d’un tableau récapitulatif et qu’on fournit dans les services une grille nettement plus détaillée, avec des situations de test plus spécifiques. Par exemple: est-ce que le regard du patient cherche/soutient/évite celui du clinicien en face de lui qui ne dit rien? Le regard du patient se pose-t-il sur la grosse tache rouge sang sur la blouse du praticien? Manifeste-t-il une certaine surprise? Le patient réagit-il à un odeur nauséabonde? On peut concevoir toute une batterie de tests de ce type et on peut difficilement imaginer que les CHS n’aient pas ce type de matériel à disposition.

17h09 à Lausanne…

La Revue Médicale Suisse nous apprend d’ailleurs que « l’évaluation clinique peut être complétée par des outils à visée clinique ou scientifique. Parmi ces outils, nous décrivons ici à titre d’exemple l’échelle élaborée par Sockeel et Dujardin, la Lille Apathy Rating Scale (LARS). L’outil comprend 33 questions regroupées en neuf domaines. L’évaluation de l’apathie à l’aide de cet outil débute par une description des activités de la vie quotidienne. Les réponses peuvent varier entre «aucune» et une description détaillée d’une journée remplie d’activités. Ensuite, le sujet est interrogé sur ses centres d’intérêt et est invité à donner des exemples ainsi que de préciser la fréquence des activités. » C’est déjà mieux que rien mais ce n’est pas sûr qu’on arrivera ainsi à un diagnostic différentiel très pertinent.

L’autre inconvénient majeure de toute la littérature psychiatrique qu’on rencontre sur la question de ces troubles de l’infra-volonté, c’est qu’on ne sait pas trop si on a affaire à une entité nosographique, c’est à dire un trouble à part entière, ou à un syndrome, c’est à dire un faisceau de symptômes, d’une autre pathologie comme la dépression ou des affections neuro-dégénératives, du genre Alzheimer ou Parkinson, ou même la schizophrénie. L’apathie est-elle cause ou conséquence? La Revue Médicale Suisse résume involontairement ce brouillard nosologique: « Un syndrome apathico-aboulique est fréquemment rencontré dans de nombreuses affections et est identifié parfois à tort comme faisant partie d’emblée d’une dépression. » Nous voilà bien!

La distinction qu’impose le modèle de la théorie de la médiation entre affects et Projet réclame un peu plus de clarté et permet surtout d’envisager une partition plus nette entre apathie et aboulie, ce qui inciterait notamment à construire une observation clinique beaucoup plus ciblée et à enfin trancher la question de savoir si on a affaire à deux troubles distincts, ce que nous posons comme hypothèse d’investigations futures. On aura donc tout intérêt pour l’instant à parler stricto sensu de « désaffection » à propos de l’apathie et à l’envisager comme un trouble biologique, décelable aussi bien chez les humains que chez les animaux, sinon dans le règne végétal.

L’aboulie comme démotivation

Apathy for the devil…

Même si le mot est moins connu, l’aboulie existe également dans le vocabulaire psychiatrique. Mais il est toujours difficile, notamment dans les textes en anglais, de savoir si on parle d’aboulie ou d’apathie. Il semblerait même que les étiquettes soient interchangeables pour un certain nombre de psychiatres. Ajoutez à cela l’avolition et l’apragmatisme et le zbeul est complet.

Dans le même ordre d’idées confuses, le DSM-5 définit le syndrome apathique, dans le cadre de la schizophrénie, comme une incapacité à initier, poursuivre et mener à terme des activités dirigées vers un but. Cela rejoint malheureusement notre définition de l’aboulie comme difficulté ou impossibilité de mobilisation des affects pour former un Projet. Il faut entendre cette mobilisation comme une gestaltisation, une configuration naturelle bien en-deçà de ce qu’on appelle communément la volonté. La racine grecque d’aboulie est à ce niveau trompeuse.

Reste plus qu’à jeter un pavé dans la mare des affects… pour produire de la pulsion de menu fretin.

Pour parler avec une image, visualisez les affects comme une mare pleine d’alevins qui partiraient dans tous les sens, positifs ou négatifs, agréables ou déplaisants, attractifs ou à fuir, et dont certains s’ébranleraient (ou pas en cas d’aboulie) en un motif, un dessein naturel, ce que Gagnepain désigne sous le nom de Projet (là, vous mettez le pied dans la mare et les alevins s’ébranlent dans la même direction, produisant un mouvement, une allégorie visuelle du Projet). Les anglo-saxons, toujours aussi pragmatiques et amateurs de golf, parlent de « drive » à ce sujet. Un déficit d’affects rendrait logiquement l’opération difficile, voire impossible. Mais on peut supposer qu’un dysfonctionnement aboulique empêcherait les affects de se transformer en pulsion, une sorte de dépression (manque de pression émotive, d’élan affectif, d’envie, d’impulsion). 

… or aboulia for the same price?

L’aboulie est parfois taxée de « paralysie psychique ». Là aussi, c’est trompeur. De la même manière qu’on peut souffrir d’apraxie tout en étant capable de bouger, on émet l’hypothèse qu’on pourrait avoir un déficit de motivation sans être apathique. Gagnepain réhabilite à ce propos le terme de « tendances »: les affects peineraient à s’organiser en pulsions. Le sujet errerait dans un flottement affectif entre des tendances forcément inabouties, incapable de trouver la motivation suffisante pour désirer un objet particulier et satisfaire un désir qui ne se canalise pas. Comme les affects ne peuvent se constituer en motifs, nous proposons de parler de démotivation.

Mais il est évident que ce ne sera pas facile à déceler, du moins tant qu’on n’aura pas fait l’hypothèse d’une distinction nette entre les deux syndromes.

Apathie ou aboulie? Est-ce bien là toute la question?

Les manifestations de l’aboulie peuvent pourtant être parfois plus spectaculaires que l’impassibilité de l’apathique. On cite souvent l’exemple de l’aboulique qui se laisse dépérir parce qu’il ne trouve pas la motivation pour s’alimenter, mâcher et avaler une nourriture qu’il a pourtant à portée de main. 

Dans les Huit Leçons (page 161), Gagnepain évoque le cas encore plus incroyable d’une aboulique incapable de fuir la douleur, c’est à dire les affects négatifs: « Il y a, par exemple, le cas de cette dame qui disait « cela me brûle » quand elle mettait la main sur son fer à repasser, mais elle l’y laissait jusqu’à ce que cela fume. » 

Appel à financement…

Sans limiter la boulie à la seule libido, l’observation de l’errement de la pulsion sexuelle chez les abouliques pourrait sans doute fournir des données intéressantes pour une neurologie bien orientée. On peut supposer que l’aboulique réagira physiquement à des stimulations érotiques mais qu’il se montrera incapable d’accéder à la satisfaction sexuelle qui réclame un certain suivi pulsionnel, un Projet Q en somme. J’ai bien quelques petites idées de tests mais ça demanderait sans doute un financement un peu plus conséquent qu’un simple dispositif avec des sucreries et des cubes de couleurs.

Conseil aux parents: le matin, ne laissez pas trainer vos ados abouliques derrière vous dans la cuisine. Emmenez-les jusqu’au portail du lycée. Plus tard, ils vous remercieront en fréquentant les ciné-clubs, votre discothèque personnelle et les librairies.

La page Wikipédia fait deux remarques intéressantes dans son article sur l’aboulie: « Malgré ce ralentissement de son activité, la fonction intellectuelle n’est pas atteinte et le sujet conserve toute sa lucidité ; il est conscient de cet état de fait et souffre de son impuissance à agir, de ses conséquences, comme de l’incompréhension et des reproches de son entourage. » La conscience et la Personne sont donc intactes malgré la perturbation relationnelle collatérale, notamment due à un déficit d’initiative dans l’interlocution. Mais il y a mieux! Autrui peut pallier le déficit: « Dans les premiers stades du trouble, la capacité de passage à l’acte est rétablie sous l’effet d’une stimulation extérieure positive ; toutes les actions, même complexes, peuvent alors être effectuées. La présence, le soutien et les encouragements des proches sont donc indispensables pour freiner l’évolution de ce trouble et permettre à la personne qui en est atteinte d’effectuer des actes qu’elle n’est plus en mesure d’effectuer sans cette stimulation ; leur manque de soutien et leurs reproches peuvent au contraire en accélérer l’évolution. » Ce constat valide bien la dissociation des plans 3 et 4 et confirme la différence entre la diminution de l’impulsion vitale chez l’apathique et la possibilité d’une canalisation assistée pour l’aboulique. La page Wikipédia signale également une gradation dans les degrés du trouble qui irait d’un ralentissement à l’incapacité totale.

– Choisis la pilule bleue et tout s’arrête. Tu ne seras pas obligé de lire les 28 numéros de Tétralogiques assis dans ton congélateur tellement cette revue fait carburer tes neurones. Choisis la pilule rouge et tu restes dans le monde de la médiation. Tu plonges à la suite de Jean Gagnepain au fond du lapin blanc qui sommeille en toi et où se fonde ton humanité.

Si la pharmacie semble un peu démunie face à l’apathie, le recours aux médicaments est assez consensuellement préconisé pour l’aboulie. « Si l’aboulie est symptomatique d’une dépression, d’un burn out, d’une fatigue chronique ou d’un trouble anxieux, des antidépresseurs peuvent être prescrits. » Mais on voit bien ici que la soi-disant aboulie est présentés comme une conséquence symptomatique d’une pathologie, et non la source du problème. Cependant, l’anxiété n’est pas un symptôme de l’aboulie. Au contraire, l’aboulique apparait comme imperturbable et non sujet aux émotions ordinaires qu’elle soient le fruit d’une contrariété ou d’un encouragement.

Dans son séminaire sur les névroses et les psychoses en 1983-1984, Gagnepain englobe la « psychose maniaco-dépressive » dans sa définition de l’aboulie et signale dans la foulée que la chimiothérapie et l’électrothérapie ont une efficacité certaine sur ce type de troubles. La « psychose maniaco-dépressive » qu’on appelle depuis les années 2000 « troubles bipolaires » est donc pour Gagnepain une pathologie animale, c’est à dire une maladie des fonctions supérieures qui relèverait par conséquent d’une neurobiologie. 

La balançoire est-elle conseillée au bipolaire en phase up?

En revanche, quarante ans plus tard, Jean-Claude Schotte déplace la polarisation vers les dysfonctionnements de la Norme, aussi bien névrotiques qu’hystériques, et cela sur les deux axes d’analyse. Sa manière subtilement détaillée de présenter les symptômes des trouble du Noloir et les phases de décompensation m’ont séduit et c’est dans cette direction que nous creuserons dans les prochains chapitres. Cependant l’intuition de Gagnepain n’est pas infirmée pour autant et la question reste ouverte. On aura l’occasion d’en reparler.

Sans doute parce que l’apathie et l’aboulie sont associées à d’autres pathologies, la neurologie n’apporte pas de cartographie précise. Le tableau suivant suggère néanmoins que le lobe fronto-temporal pourrait être le siège cortical de l’apathie qui est souvent confondue ici avec l’aboulie. Il faudrait donc sans doute orienter les recherches dans ce sens, d’autant que cette localisation est confirmée dans le cas mondialement connu de Phineas Gage sur lequel nous aurons l’opportunité de revenir. Mais on entre dans le domaine expérimental de la localisation neurologique dans le cerveau, et là, il faut de gros moyens, encore que l’intendance doit suivre et non précéder l’offensive. Or les choses doivent être finement analysées et clairement distinguées en aval pour qu’on ait une chance de découvrir le système d’implantation cérébrale des affects et des Projets.

On peut observer une forte prévalence de la dégénérescence de la zone lobaire fronto-temporale dans l’implantation cérébrale de l’apathie, un constat qui rejoint les observations à propos de la localisation des troubles psychopathiques et incite à penser que l’apathie et la psychopathie sont liées d’une manière ou d’une autre.

Une conversation retranscrite entre Gagnepain, Guyard et Le Borgne dans le numéro 26 de Tétralogiques laisse entendre que l’aboulie ne frappe pas nécessairement partout en même temps ni de la même manière: elle prend des aspects variés suivant le contenu qu’elle affecte et engendre des syndromes auxquels Gagnepain trouve des noms hellénisants pas piqués des hannetons: aspoudasie, asynéchie. Le modèle tétraèdrique de la pensée médiationniste permet de dissocier, puis de faire se recouper aboulie, plans 1, 2 et 3 avec des pistes qui passionneront les curieux aguerris. Pas besoin non plus d’être un spécialiste en neurologie pour comprendre où veut en venir la théorie de la médiation et ce quelle pourrait apporter à la haute-technologie de l’imagerie cérébrale. 

Should I stay or should I go?

Tout en suivant le modèle médiationniste, intéressons-nous non plus à la genèse du désir mais à sa gestion naturelle, ce que j’ai toujours un certain plaisir à appeler la plus-value, mais que d’autres préfèrent intituler la valorisation ou l’intéressement.

– Bon, alors, ducon, on va pas y passer la nuit!

A quoi pourrait donc ressembler une impossibilité de passer du projet A au projet B, quelle forme pourrait prendre une incapacité à sacrifier une première satisfaction au profit d’une seconde plus enviable? Peut-on envisager que le choix soit rendu impossible par incapacité à gérer l’intérêt, à se séparer du prix à payer (bien) pour obtenir une satisfaction plus importante (mieux), à évaluer le mieux pour en faire le choix? Doit-on même à ce propos parler d’indécision?

Ce type est une légende à lui tout seul.

En 1883, le neurologue américain William Alexander Hammond a donné un nom à l’indécision pathologique: l’aboulomania. Le terme n’a semble-t-il pas été traduit en français, n’a pas donner lieu à une comédie musicale et n’a pas non plus été retenu par le DSM-5. Cependant, les descriptions que nous en avons rencontrées parlent de « décisions longues et difficiles à prendre ». Pour éviter cette situation inconfortable, l’indécis va s’appuyer sur le choix d’autrui et compenser son incapacité à choisir par de l’indifférence ou de la délégation par sympathie. « Oh, moi, ça m’est égal! » ou « Je vais prendre comme toi ». L’indécis évitera d’aller seul au supermarché et préférera les boutiques où le choix est beaucoup plus limité, voire inexistant. Il s’en remettra à une coercition extérieure, le plan 3 volant au secours du déficit du plan 4.

Cependant l’indécision est un symptôme commun à l’aboulomania et à ce que les anglo-saxons désignent par obsessive compulsive disorder (OCD) qui correspond à notre névrose obsessionnelle. La situation se complique encore avec la décidophobie, un bien vilain terme pour désigner la peur terrifiante d’avoir à prendre une décision même bénigne avec des signes somatiques comme des vertiges, des sueurs froides ou de la tachycardie. 

– Je me demande si j’ai bien fait de reprendre deux fois de la tête de veau et si je n’aurais pas mieux agi en optant pour un menu vegan en fin de compte.

Cette indécision chronique, chronophage et pénible, peut-elle justement venir de l’aboulie? Pour choisir, encore faut-il être en mesure (c’est le cas de le dire) d’évaluer ce que l’on a (et qu’on peut donc abandonner au profit) et ce qu’on n’a pas encore mais dont on devine la survaleur. Les économistes apprécieront le vocabulaire.

Si quantitativement, la mesure est facile (je désire plus 3 chocolats que seulement 2, à qualité égale), qualitativement, le choix sera beaucoup plus ardu et subjectif (ganache ou praliné?). L’aboulique n’étant pas en mesure de plus désirer un bien que l’autre, on s’attend à ce qu’il garde ce qu’il a (un siège inconfortable par exemple) sans voir l’intérêt qu’il obtiendrait à abandonner son bien actuel et à se lever pour aller s’asseoir dans un fauteuil plus ergonomique. Mais pour évaluer que ce dernier est plus adapté, encore faut-il être mis en branle par un motif d’affects se mobilisant pour le rendre plus désirable. Pourquoi en effet fournir un effort et laisser une situation présente si on est incapable de se projeter dans des circonstances plus favorables ou envisagées comme telles? Malgré des affects positifs en faveur du choix, ceux-ci ne se mobilisent pas suffisamment chez l’aboulique pour que le désir l’emporte. Au final, peu lui importe ceci ou cela. 

Il faut bien avouer que, s’il avait été aboulique, et pas boulimique de fillettes, M. le Maudit aurait eu nettement moins d’intérêt pour le grand public.

Dans ce type d’indécision ou plutôt d’in-différence, la Norme n’entrerait pas en jeu puisqu’il n’est pas question de se donner du fil à retordre comme le fait le névrosé. L’aboulique ne devrait pas non plus ressentir d’angoisse particulière puisqu’il ne voit pas l’intérêt et n’hésite donc pas : devant le choix, aucune anxiété à avoir puisqu’au bout du compte, tout est du pareil au même. Plus exactement l’aboulique n’envisagera même pas le choix puisqu’il ne peut pas en saisir l’intérêt, c’est à dire la différence entre deux valeurs. Il se contentera de la situation en l’état ou du choix qu’on fera pour lui puisque le mieux lui échappe. L’aboulique se laissera balloter par les circonstances ou l’entourage en allant d’un Projet avorté à une autre velléité à moins d’être affectivement « drivé ». 

En sera-t-il de même pour le plus qu’on peut considérer comme un mieux quantitatif? On peut le supposer. Décidément, ni gourmand ni glouton, notre aboulique 

Même si on peut faire l’hypothèse que les abouliques et a fortiori les apathiques ne seront pas réticents à être pris en photo, force est de reconnaitre que lorsque l’on tape « portrait sexy d’aboulique » sur Google, on n’obtient pas l’image qui vous est proposée ici.

Pour une description de cas détaillée et son analyse médiationniste, je ne peux que renvoyer à l’article très clair et vraiment passionnant qu’Hubert Guyard et Robert le Borgne ont publié en 1994: facile à lire dans l’ensemble et pas très long, il restitue limpidement les observations et montre en détails le cheminement de l’interprétation. Le comportement de Madame G. d’un stoïcisme morbide corrobore en tout point ce que nous venons d’exposer et les auteurs créent à son propos la notion d’insouciabilité: rien ne semble pouvoir atteindre l’insensibilité #thymique de la patiente, rien ne la dérange, tout se vaut. Si je devais résumer son cas, je dirais que la malade vit à vau-l’eau quand elle n’est pas cadrée, perd le fil linéaire de son écriture mais elle ne rature pas et se montre incapable de ressentir l’échec d’une opération malgré l’évidence du fiasco pour l’observateur. La névrose engendrerait biffures et pattes de mouche par excès de retenue, le tout assorti d’une certaine angoisse de mal faire alors que Madame G. ne se montre pas plus sensible à la réussite qu’au ratage lors des tests. Cela ne l’empêche pas de faire des choses pour s’occuper (souvent les mêmes), ce qui laisse à penser qu’elle ne souffre pas d’apathie, mais elle meuble son existence avec des actions sans suite comme si les velléités qui continuent à l’animer se dissipaient sitôt la mise en mouvement, généralement due à une intervention extérieure ou au fonctionnement de l’institution qui l’héberge.

Edouard savait qu’en tentant HEC pour faire plaisir à ses parents, les choses n’allaient pas prendre une tournure à son avantage.

L’aboulique n’est donc pas un indécis chronique: il ne voit même pas pourquoi il chercherait mieux par un choix vu que tout lui est égal. S’il doit choisir, il le fera sans conviction contraint par les évènements. Mais ce pseudo-choix ne sera pas pour lui une source d’angoisse comme les troubles de la Norme la génèrent à gros bouillons.

Nous retrouverons l’indécision névrotique dans les chapitres à venir car elle n’a pas sa place ici: si l’aboulique semble avoir un trouble du choix, c’est parce qu’il n’en a pas l’initiative, il n’en a même pas l’idée. Privé de Projet, il ne voit pas l’intérêt de l’effort et du sacrifice. L’entrepreneur recherche le profit. L’aboulique s’en fout. Ça l’immunise sans doute contre le capitalisme sans pour autant en faire un camarade pour un monde meilleur.

Tout le reste est littérature et il y en a pas mal sur le propos. A la revoyure!