N23 – Plutôt cent fois qu’une

Nous ne l’avons peut-être pas assez souligné au chapitre précédent mais toutes ces « mouvements » psychiques se produisent hors de la portée de la conscience qui n’en capte que les effets perceptibles mais trompeurs. L’un des principaux apports de la psychanalyse, c’est justement d’avoir montré que « l’autre scène » nous échappent et qu’il s’y joue des conflits intenses et jamais résolus. La névrose est une situation de crise aux symptômes à décrypter en fonction de ce qu’on ne constate pas.

Les troubles de la Norme N23

Rare cliché d’un obsessionnel new-yorkais en sortie diurne. Reuter

Si Jack Nicholson a su donner à la névrose obsessionnelle un caractère cocasse avec son personnage de Melvin Udall, il n’en reste pas moins que cette pathologie est source de souffrance psychique comme chez cette patiente qui témoigne au micro de Ouest-France, un journal lui-même touché par la névrose et l’auto-censure:  « Cela a commencé quand j’étais enfant. Je me relevais des dizaines de fois pour aller aux toilettes, le soir avant de m’endormir. Puis, quand j’ai été jeune adulte, cela a explosé : je vérifiais tout, du gaz jusqu’à la porte en passant par l’alignement des chaussures. Tous les soirs, pendant des heures, et ce pendant plusieurs mois. J’avais l’impression de devenir folle, mais je ne pouvais pas m’en empêcher. »

Éric von der Leyen: une union européenne traumatisée dès la naissance

Contraint malgré lui par une taxinomie d’autant plus normative qu’elle a tendance à se rigidifier et à bloquer la satisfaction, l’obsessionnel éprouve continuellement l’angoisse coupable de ne pas avoir suffisamment payé le prix qui donne accès au mérite et procure normalement, et au moins pour un temps, une certaine sérénité. Mais cette culpabilité insupportable en l’état, si elle ne le tétanise généralement pas, contraint le sujet névrosé à la parade compulsive. En proie au doute que génère une pulsion qu’il n’est jamais assuré de pouvoir refouler, il a recours à des stratagèmes pour dévier la tension et soulager artificiellement son anxiété. La tentation de l’obscénité pourrait ainsi se traduire a contrario par un nettoyage excessif, une hygiène irréprochable ou une retenue impeccable. Refoulée, une attirance pour l’orgie et le chaos des corps se manifesterait par une mise en ordre systématique des objets, un alignement sans défaut ou un contrôle excessif de tout robinet ou joint qui pourrait fuir. Le sujet fait diversion comme il peut et évacue le trop plein de tension par un artefact de sécurité, inadapté à la situation: techniquement, les fuites d’eau s’aggravent de manière très progressive et ne nécessite pas une surveillance si assidue.

« Une névrosé sur quatre se prénomme Serge. Pour les trois autres, c’est Jean-Claude. » Norman Polanski

Quoiqu’excessives, les vérifications et les manies hygiéniques n’en restent pas moins quelque part pertinentes, ce qui n’est pas le cas de tous les rites anxiolytiques de substitution: marcher entre les rainures du trottoir n’a aucune raison scientifique de conjurer le mauvais sort, pas plus que le fait de toucher certains objets. Mais l’hypothèse a été faite que par un jeu de métaphores, un rituel de substitution permettrait à l’envie inavouable de déjouer la vigilance de la censure et d’obtenir partiellement gain de cause d’une manière détournée, comme dans les rêves et l’humour. Freud avait également vu dans l’art une manière de sublimer les assauts du Ça, d’où par exemple, la grande tradition du nu féminin dans la peinture occidentale, lascif ou soumis. J’ai ainsi eu un professeur de lettres, qui ne jurait que par Lacan et qui traquait les symboles de la sexualité dans la poésie classique: il prétendait lui-même que son prénom Jean-Luc dissimulait une contrepèterie obscène qui aurait précipité son destin professionnel. Paix à son âme tourmentée.  

111 ans avant tout le monde, Franz Kafka avait raison: la punaise de lit est une question qui doit se régler en famille.

Chez le sujet équilibré plus ordinaire, la pulsion choquante se travestit pour s’exprimer: imaginons un homme blanc qui rêverait d’avoir des relations tarifées avec une prostituée extrême-orientale, dont le désir serait refoulé de par son éducation (« ni pute ni chinetoque ») et qui atténuerait son manque, sans déclencher un sentiment de culpabilité, en collectionnant avec une certain frénésie d’accumulation les monnaies des pays qui correspondraient géographiquement à son fantasme. Nous sommes bien sûr plus dans le roman d’inspiration psychanalytique que dans le cas clinique mais notre idée est de faire comprendre que l’hypertrophie de l’analyse taxinomique en gages peut amener un cloisonnement qui empêcherait de faire spontanément le rapprochement entre la source et le résultat. Qui pourrait se douter que derrière le collectionneur de devises asiatiques affairé à ranger son stand de numismate se cache un sujet désirant qui espère sans le savoir attirer l’attention d’une cliente au visage typée avec laquelle il pourrait avoir un rapport marchand?

Des rites hors sujet

Le Procès de Kafka: accusé mais de quoi? « Et les punaises de lit, c’est ma grand-mère qui les a introduites dans le village olympique peut-être? »

Et c’est justement cela que produit la névrose: l’isolement du symptôme vis à vis de ce qui le provoque. Le symptôme sert de soupape à la pulsion mais celle-ci est rendue méconnaissable: c’est le prix à payer à la censure. Ça se métamorphose en rites très éloignés de leur origine et d’une certaine manière présentables à la conscience. Dans les Essais de psychanalyse appliquée, Freud cite l’exemple de patients qui s’étaient rendus volontairement coupables d’actes illicites (larcins, incendies ou tromperies) pour justement donner une « bonne fausse raison » à un sentiment de culpabilité préexistant mais dont le sujet est incapable de connaitre la véritable origine: ainsi tant qu’à se sentir coupable autant que ce soit pour un acte illégal réellement commis. 

Tout bon coiffeur cache en lui une névrose obsessionnelle précoce mal prise en charge.

Ces comportements répétitifs atténuent ou neutralisent momentanément le conflit interne jamais résolu et le sentiment de détresse qui s’en suit. L’obsessionnel ne peut s’empêcher de réaliser ces actes inutiles et parfois regrettables. Il reconnait néanmoins assez facilement que ce comportement est absurde et ne semble pas en tirer un plaisir direct. C’est même parfois une « prévention » douloureuse: dans Aviator, on voit Howard Hugues s’écorcher à force de se laver les mains et dans le générique de Pour le Meilleur et pour le Pire, Melvin Udall se brûler en se rinçant à l’eau bouillante.

Inspiré d’un véritable John Laroche, passionné au-delà de toutes mesures par les orchidées, le personnage du film dit: « Puis un matin, je me suis réveillé et j’ai dit : « Putain de poisson. » Je renonce au poisson, je ne remettrai plus jamais les pieds dans cet océan. C’est à ce point-là « putain de poisson ». » C’était il y a 17 ans et je n’ai jamais plongé un orteil dans cet océan depuis. Et j’aime l’océan.

L’objet de l’obsession transfigurée se substitue à la véritable préoccupation profonde du sujet névrosé. Une passion dévorante pour les poissons, puis pour les orchidées peut ainsi masquer le véritable enjeu de la crise: le refoulement d’une passion inavouable à laquelle se substitue une activité légitime, présentable et décente mais envahissante, voir accaparante. Dans Adaptation (voir la légende de l’illustration), le personnage de John Laroche passe du jour au lendemain à une autre passion, signe qu’elle n’est qu’une façade dont sa conscience peut disposer à sa guise et que le véritable enjeu se joue derrière sans que le sujet ait prise sur lui: comme Spinoza l’avait déjà établi, bien que gouverné par ses propres affects et passions, l’homme se croit libre de ses choix mais il est mû par des forces intérieures qu’il ne maitrise nullement et dont il nie l’existence

Dans la Cité des Femmes de Fellini, le collectionneur d’enregistrement d’orgasmes féminins devrait consulter.

Que les collectionneurs et les passionnés se rassurent: l’obsession ne devient pathologique que quand elle fait perdre le sens des priorités, largement dictées par les circonstances, et prend le pas sur tout le reste de l’existence du sujet. Ce dernier ressent le besoin irrésistible de réprimer une puissante pulsion par la mise en place d’un système de défense et de diversion: c’est comme si pour lutter contre une tempête après avoir verrouillé la porte, on mettait la musique à fond pour ne pas entendre le vent. Mais ce n’est pas en écoutant la mélodie qu’on découvrira l’objet de la tempête: c’est en comprenant bien en amont le principe de la dépression et de la circulation des masses d’air. Car la puissance de la pulsion ne peut durablement être bridée sans mode échappatoire. 

L’inattendu a parfois du bon…

Insistons au passage sur le fait que la pathologie autolytique du Gage provoque une sclérose du réinvestissement en situation et le sujet éprouve de réelles difficultés à surmonter son obsession même quand les circonstances l’exigent: si à la relecture des épreuves d’un roman, l’orthographe réclame une attention toute particulière, l’urgence d’un message d’alerte la fait passer au second plan. La médecine de guerre (qu’on a appliqué pendant l’épidémie de Covid 19) enfreint délibérément le serment d’Hippocrate en triant les blessés. La norme en temps de paix n’est pas celle des urgences critiques. Le jugement s’adapte à la situation. Or c’est bien ce qui pose problème avec la pathologie: l’incapacité de faire face à l’inattendu peut provoquer une émotion totalement déstabilisante et littéralement terrassé la personne. C’est pourquoi l’obsessionnel cherche à évacuer l’imprévu de son quotidien.

Compulsion et décompensation

D’où l’expression: coincé du cul.

En bloquant les issues de secours, la névrose occasionne une surpression et si les rituels purgatifs sont insuffisants, le sujet peut basculer de la rétention à la décompensation avec des comportements à risques qui contrastent avec sa prudence habituelle, avant de revenir de manière tout aussi brutale à son état de retenue excessive initiale. 

Les compulsions ont parfois un caractère pittoresque et théâtral parce qu’elle sont répétitives, souvent absurdes et dénuées d’efficacité technique, voire contreproductives. En rentrant chez lui, Melvin Udall met le verrou, puis ouvre, referme et rouvre et referme à nouveau tout en comptant. Cocasses, ces compulsions n’en traduisent pas moins une détresse psychique profonde tout en permettant au patient de supporter son mal. La psychanalyse va jusqu’à dire qu’elles l’entretiennent et le prolongent en retardant l’explosion.

« Clark Kent bipolaire? » Une question, deux réponses et pas trente-six solutions.

Nous avons évoqué au chapitre précédent la désinvolture du névrosé qui décompense: elle recouvre l’estime de soi excessive, l’éventuel délire de grandeur, les pensées qui se bousculent et les dérapages linguistiques qui s’ensuivent, l’euphorie ou l’irritabilité, la distraction par excès d’activité, l’hyperactivité, bref toutes les manifestations possibles mais en négatif d’un mode d’action obsessionnel. Chez les bipolaires en phase maniaque, on observe des comportements à risques qui sont en totale opposition avec la prudence excessive et la scrupulosité du névrosé en phase dépressive. Le patient est toujours pris dans une logique du « tout ou rien », incapable de doser sa retenue selon la nécessité des évènements et de l’environnement.

« Le couple à l’épreuve de la bipolarité »: une table ronde animée par Lois Lane.

Il serait sans doute heuristiquement fructueux de considérer la bipolarité comme un symptôme et non comme un trouble à part entière: nous verrons par la suite que ce phénomène de bipolarisation ne se cantonne pas à la névrose obsessionnelle mais touche l’ensemble des troubles autolytiques de la Norme. La logique du basculement veut que la frustration du désir cède brusquement la place à la désinhibition et à l’exaltation. Mais au relâchement soudain succèdera au bout de quelques temps un retour de censure tout aussi subit. 

Peut-être serait-il judicieux de mettre en relation ces basculements timologiques les uns avec les autres au lieu de les dissocier en bipolaires 1 ou 2 ou mixte en fonction de la fréquence des sauts d’humeur et des basculement? Il serait tout aussi pertinent de chercher à comprendre ce qui, dans le cerveau, provoque ce basculement subit.

Choisir selon

Vraiment?

Par manque de confiance en lui-même, l’obsessionnel craint d’avoir un choix à faire : son analyse taxinomique exacerbée rend la décision tragique, irrémédiable et probablement fautive. Il n’est jamais sûr de prendre la bonne et il est même plutôt certain de se tromper parce qu’il envisage systématiquement que le pire va se produire à cause d’un choix qu’il considère d’avance comme désastreux. D’où les reculades, les rétractations, les retours en arrière, les vérifications. Le névrosé peut également basculer d’une option à son contraire sans pouvoir se décider: il trouve difficile d’opter pour ce qui convient le mieux de manière circonstanciée car c’est au niveau de l’instance que ça bloque, ce qui plonge le sujet dans une inquiétude permanente à propos de certaines situations et le pousse à hésiter, voire à éviter toute position embarrassante. Et pour éviter l’embarras, rien de tel que le rituel où l’imprévu n’entre pas. Le névrosé n’est pas un décideur, encore moins un initiateur. Le Réglementant qui permet en principe d’effectuer un choix garanti devient chez l’obsessionnel une barrière qui entrave ou bloque la spontanéité, c’est à dire la décision ponctuelle en situation à laquelle s’oppose le protocole répétitif qui rassure pourtant. L’imprévu est source d’angoisse pour le névrosé qui craint le surgissement de ce je-ne-sais-quoi qui le déstabiliserait.

Le refoulement en gants blanc: l’expérience japonaise.

Comme le fétichiste incapable d’appréhender la totalité de l’Autre dans la relation et focalisé sur une partie de son corps ou un accessoire, l’obsessionnel est incapable de gérer l’ensemble de la situation en ce qu’elle compte d’imprévisible: il est contraint à n’envisager qu’un scénario réduit et rigide pour ne pas risquer d’être submergé par l’indésirable, que ça pousse en lui ou que ça vienne du monde extérieur. L’obsessionnel refoule tout ce qui peut le déstabiliser et en premier lieu les fantasmes immoraux que sa propre éthique réprouve. Mais la frustration du désir et la vigilance nécessaire pour qu’il ne prenne pas le dessus épuise le sujet qui finit souvent pas craquer, versant alors sans crier gare dans l’extravagance d’une phase up.

Tout le reste est affaire de censure! A la revoyure!