N25 – Contes de la névrose ordinaire

Voici quelques portraits de névrosés obsessionnels. On s’apercevra qu’ils ne sont pas particulièrement touchés mais que le trouble qui, malgré tout, les affecte peut parfois entraver leur existence de manière tout à fait significative.

Les troubles de la Norme – N25

L’ennui dans la névrose, c’est qu’on se marche dessus soi-même.

Si les psychotiques ne courent pas les rues parce qu’on les « encadre » pour éviter qu’ils ne mettent trop le bazar dans le quartier, les névrosés en revanche sont légion sous nos latitudes mais la grande majorité d’entre eux (et peut-être bien d’entre nous) mènent une vie ordinaire dans une autocontention émotionnelle qui ne les conduit pas nécessairement chez le psy. Chacun met en place comme il le peut des processus qui atténuent le malaise et le rendent supportable mais ce déni du trouble empêche finalement tout dénouement significatif et définitif. On fait avec, faute de réelle identification de la nature du problème. A une époque, on revendiquait pour plaisanter «chacun sa névrose». Et de fait, on recèle pour une bonne partie d’entre nous une dose de névrose en notre for intérieur. Pas forcément pour le pire mais pas toujours pour le meilleur non plus. Nous voilà bien avancés!

Elle en cause pas 

Edwige est née à Vierzon, une bourgade qui aurait pu lui donner le goût de l’évasion. En un sens oui, car elle est allée s’installer à Châteauroux dont l’attrait principal est le nom de ses habitants: les Castelroussins.

Divorcée depuis de nombreuses années et jamais remariée, Edwige est une femme de ménage qui a dépassé la soixantaine et approche de la retraite. Elle porte les cheveux courts gris non teints, s’habille très sobrement, avec des couleurs sans éclats, et porte toujours des pantalons, des bermudas par temps très chauds. Dans les appartements qu’elle nettoie, elle accomplit chaque tâche de la même manière, dans un ordre défini et immuable. En arrivant, toujours à l’heure, sur le lieu où elle va faire le ménage, elle se déchausse pour enfiler ses chaussons de travail en feutre qu’elle apporte avec elle. Elle commence systématiquement par un dépoussiérage plutôt superficiel, sans se soucier vraiment de savoir s’il est nécessaire ou pas. Le trajet est à chaque fois le même. Même modus operandi pour le récurage de l’évier à l’eau de javel, le nettoyage au vinaigre blanc (qu’elle utilise en quantité importante) et le passage de l’aspirateur. Sur le canapé, les coussins sont alignés sans aucune fantaisie et après son départ, les chaises restent retournées sur la table dans l’attente que le sol sèche. Tout est fait dans un certain ordre, logique certes, mais immuable, presqu’à la minute près. Les tâches semblent calibrées pour tenir dans le temps imparti: elle doit une certaine durée de travail à son employeur et s’y tient. Pour cette manière de faire, on pourrait parler de méthode pour être sûr de ne rien oublier.

En revanche, Edwige ne poussera pas l’aspirateur dans certains recoins qui nécessiteraient un déplacement d’objets, sous les meubles où la poussière s’accumule ou encore passer le chiffon dans des endroits qui réclament un escabeau (dessus des meubles, des portes), si une demande express ne lui en est pas faite. Elle ne fait preuve d’aucune méticulosité remarquable et on ne peut pas dire qu’elle fait le ménage à fond. Elle ne pense pas à aérer les pièces. 

– Si ça ne vous dérange pas, Edwige, on pourrait peut-être commencer par la sacristie pour changer.

Elle se montre toutefois assez susceptible et sur ses gardes lorsqu’elle sent que la qualité de son travail est mise en doute, ou du moins lorsqu’elle le ressent comme tel. Elle ne prendra pas non plus l’initiative de faire les carreaux, de faire un lit, de laver ou même de ranger la vaisselle, encore moins de mettre dans la panière à linge sale une chaussette qui trainerait (elle la pousse de côté en considérant que ce n’est pas de son ressort), bref d’accomplir certaines tâches plus exceptionnelles comme le nettoyage du réfrigérateur ou l’entretien des chambres d’amis sans une requête écrite de la maitresse de maison sur un « carnet de correspondance » où Edwige écrit toujours un petit mot aimable pour souhaiter à son employeur un bon week-end avec une petite note sur les prévisions météo que visiblement elle consulte. 

Edwige a ainsi des schémas de conduite bien établis et elle a besoin d’une injonction extérieure pour y déroger: elle s’est défini un cahier des charges précis. Par ailleurs, elle ne rechigne pas à la conversation à condition que l’initiative vienne de son employeur. Plutôt réservée de nature mais sans doute aussi de par sa conception non intrusive et discrète de l’emploi de femme de ménage, elle ne souffre donc nullement d’un problème de communication et sans rien révéler de très intime, elle parle assez volontiers de sa vie, donne des nouvelles de son fils unique, lui-même sujet à des comportements similaires, probablement plus prononcés. De manière surprenante pour cette femme méthodique, elle laisse systématiquement « trainer » après son départ un chiffon derrière elle mais pas forcément au même endroit. 

Edwige déjeune chaque samedi avec son fils qui vient la voir sauf en cas de maladie. Elle part chaque année l’été en vacances avec son neveu et son épouse.

Elle pratique depuis plusieurs années la line dance dans un club: c’est un type de danse à la fois collective et individuelle en ligne où la chorégraphie se répète en changeant de sens, c’est-à-dire que les danseurs reproduisent ensemble les mêmes pas stéréotypés face aux quatre murs de la salle. Le pas donné par le meneur et appris par les suiveurs est ainsi répété sans variation qui nuirait à l’effet de coordination.

Emilienne et Herbert Coincoin, un couple qui emploie Edwige six heures par semaine pour entretenir leur studio de 32 m2.

Le comportement d’Edwige est donc à caractère obsessionnel mais il ne comporte aucune manie résolument pathologique. Elle contrôle néanmoins tout ce qui peut l’être mais ne se retrouve pas non plus désemparée devant l’inattendu auquel elle s’adapte, faute de pouvoir faire autrement, mais qu’elle ne recherche pas. Elle mène une vie sans extravagance et assez routinière, se plaint plus qu’elle n’exprime la joie mais rien ne la distingue en cela de beaucoup de ses contemporains. Elle pousse régulièrement de profonds soupirs à l’issue d’un petit effort, comme si elle éprouvait le besoin d’expirer à fond et assez bruyamment comme le font les coureurs après un effort pour reprendre leur souffle. Son caractère névrosé se manifeste discrètement sans toc démonstratif mais quelques petits détails rituels n’échappent toutefois pas à un oeil averti. Elle n’a jamais consulté de psy, contrairement à son fils plus fragile qu’elle, et elle n’en éprouve pas le besoin, ou plus exactement elle ne sait ce que pourrait lui apporter un psy et n’envisage donc même pas d’en consulter un.

Intermède people

Rare portrait avec cheveux

Plus méconnue, la névrose obsessionnelle du compositeur Erik Satie, qui s’enterre, à la fin de sa vie, dans un réduit de dix mètres carrés à Arcueil, un studio auquel il refusait l’accès à quiconque. Pauvre comme Job, il vivait au milieu de ses piles de mouchoirs, de nombreux costumes de velours gris identiques qu’il avait fait faire d’avance et parmi lesquels il prenait un nouveau modèle lorsque le précédent commençait à être trop usé, 14 parapluies soigneusement emballés en rang d’oignons, une collection de faux-cols et des milliers de petits dessins miniatures, de la taille de grands timbres-poste représentant des châteaux forts que le musicien collectionnait avec opiniâtreté. Il se dit aussi que ses amis qui sont entrés chez lui après son décès ont découvert deux pianos complètement désaccordés et attachés ensemble, remplis de correspondances non ouvertes (auxquelles il avait toutefois en partie répondu). Le bruit court également qu’il s’écrivait des lettres à lui-même, d’où ces nombreux courriers non décachetés.

Difficile de dire cependant ce que cachaient les excentricités de Satie et sa musique faussement simple. Toutefois, il n’est pas sans importance de porter au dossier du compositeur sa liaison à partir du 18 janvier 1893 avec l’artiste peintre Suzanne Valadon. Après leur première nuit, Satie la demande en mariage mais elle refuse. Malgré cela, Suzanne Valadon s’installe dans une chambre non loin de la sienne. Leur liaison dure cinq mois et s’achève le 20 juin: la rupture affecte profondément le musicien alors âgé de 27 ans et on peut penser qu’elle n’était point de son chef. Il décrit dans ses écrits son état d’âme comme «une solitude glaciale remplissant la tête de vide et le cœur de tristesse ». Jusqu’à sa mort à l’âge de 59 ans, on ne lui connaît aucune autre relation sentimentale sérieuse officielle, mi même avouée. 

Portrait du névrosé par Suzanne Valadon, avant la rupture.

A la suite de ce séisme émotionnel, l’amoureux douché à froid compose Vexations, un thème d’une mélancolie abyssale et d’autant plus cafardeuse qu’il est construit à partir d’une mélodie courte et destinée à être jouée 840 fois de suite. » Satie note à propos de son exécution qu’« il sera bon de se préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses ». Tu m’étonnes ! John Cage l’a joué en intégralité et ça lui a pris plus de 20 heures. Bref Satie est un esprit torturé assez porté sur l’autoflagellation au vu de ce morceau imbitable, assurément pas destiné à plaire à un large public qu’il touchait en revanche par des airs dits « populaires » que Satie composait pour survivre. L’amour refoulé du compositeur et l’anxiété qu’il provoque trouvent donc un exutoire tortueux dans cette oeuvre au titre, comme Satie avait l’habitude de le faire, décalé mais ici d’autant plus significatif: l’inconscient de l’auteur parle. Cette singularité nous amène à poser une question: les oeuvres artistiques réputées difficiles d’accès ne trouvent-elles pas leur source dans la frustration? Autrement dit, le refus du succès facile n’est-il pas en art, en littérature ou même plus généralement en pensée, le symptôme d’un désir censuré? 

Satie est un exemple frappant de l’artiste incompris et raté, non pas par manque de talent car ils furent tout de même quelques-uns à en comprendre le génie de son vivant et les Gymnopédies font aujourd’hui partie des standards du piano, mais par excès de rigueur et d’exigence: minimalistes et tristes, les mélodies de Satie sont beaucoup plus difficiles à jouer qu’il n’y parait. Le musicien s’inflige un Garant tellement drastique que l’échec est quasiment assuré. Dans ce sens, Vexations en est l’expression la plus aboutie: comment jouer, ou faire jouer, 840 fois d’affilée un tel morceau? Satie avait la science infuse de l’échec ou plus exactement du succès différé et posthume.

L’angoisse de l’imprévu

Ce n’est pas Jonas. Lui, c’est François Pignon et quand sa femme est partie, sa vie n’était plus qu’un vaste champ de ruines. Les maquettes à l’échelle en allumettes l’ont sauvé. Par la minutie qu’il réclame le modélisme est une ascèse technique qui peut tourner à l’obsession.

A 20 ans, Jonas parait plus âgé que son âge, sans doute à cause de son bouc et de sa moustache qui soulignent son air sérieux, voire préoccupé. Il prend visiblement soin de sa personne, pratique la musculation et porte des polos moulants et des chemises ajustées, de marque la plupart du temps. Jonas est ponctuel et méticuleux: apprenti dans un centre de formation, il veut, par exemple, à tout prix recopier son devoir de français, prend du retard et rend après l’heure, et après plusieurs réclamations de ma part, un brouillon qu’il n’a que partiellement reproduit au propre. Cependant ce brouillon est largement aussi soigné que la plupart des copies de ses camarades: il aurait par conséquent pu s’en contenter selon les standards (peu élevés) de ses camarades. 

En revanche à la correction de la copie, je m’aperçois que Jonas n’a absolument pas traité le sujet proposé. Il s’est indéniablement appliqué à la mise en forme de son travail mais celui-ci ne correspond quasiment en rien à la consigne au niveau du contenu. Quand j’en fais la remarque à Jonas, il essaie de prétendre que son devoir répond aux critères: je lui explique que son texte n’a pris en compte qu’une infime partie de la consigne mais nullement les contraintes dans leur globalité et, malheureusement pour lui, pas les plus essentielles. Il n’a visiblement pas hiérarchisé les priorités et a reproduit un schéma de lettre qu’il maitrise mais n’a pas su adapter son devoir en fonction de la situation.

Sur le coup, Jonas est affecté par sa note très moyenne qu’il a déjà apprise sur l’intranet du centre avant même que je ne lui remette la copie mais son affliction se dissipe rapidement dans des enfantillages avec son voisin de classe et une inconséquence d’autant plus surprenante qu’elle tranche avec l’air mature de son visage.

La maintenance préventive, parlons-en!

Autre devoir sur table: Jonas a déjà écrit deux fois la première phrase. Il s’agit d’une accroche pour débuter une introduction: c’est la première fois qu’il fait un tel exercice (rédiger l’introduction d’une synthèse de documents). A chaque nouvelle tentative, il prend une copie vierge dont il soigne pareillement la présentation. Je m’approche de lui et je m’inquiète de ce qui ne va pas. La tête entre les mains, Jonas me dit qu’il n’y arrive pas, que c’est un exercice nouveau et qu’il ne sait pas comment faire (je ne sais toujours pas si Jonas n’écoute pas mes explications ou s’il ne les comprend pas). On le sent désemparé, incapable de se concentrer, d’autant qu’autour de lui beaucoup ont terminé. Je lui donne alors un sérieux coup de pouce pour qu’il termine son introduction. Il s’exécute alors en piochant, comme demandé, des informations dans des modèles en sa possession.

Lorsque Jonas me rend sa feuille, je lui demande s’il prépare ses vêtements la veille au soir après avoir consulté la météo. Surpris, il acquiesce avant d’enchainer en me disant que chez lui tout est « rangé nickel ». Il accompagne sa révélation de gestes des mains qui me font comprendre que tout est bien empilé et rangé méthodiquement. Son visage est devenu plus souriant et il s’anime. Je crois deviner une certaine fierté.

Je lui demande alors s’il aime l’imprévu. Dans détour, il me répond qu’il déteste cela. Vu qu’il se destine au métier de la maintenance, je lui demande comment il réagit face à une panne. Il fait la grimace. On devine que la maintenance préventive lui conviendra mais qu’une intervention curative inattendue risque de le mettre régulièrement dans l’anxiété. Vu que j’ai encore quelques mois à passer avec Jonas, j’enrichirai régulièrement cet article avec des annexes si l’occasion s’en présente. J’essaierai notamment de rendre compte des solutions que l’équipe pédagogique mettra en place pour que Jonas puisse réussir son examen, étant donné qu’une telle épreuve contient toujours une part d’imprévu et que c’en est même le principe.

Tout le reste est libération. A la revoyure!