N 26 – Une dernière vérification pour être bien sûr

En bon obsessionnel, avant de refermer le registre des troubles du Garant, j’aimerais revenir une dernière fois sur le Réglementant déréglé à la lueur de mes dernières lectures.

Les troubles de la Norme – N24

En héritant du vocabulaire de la psychanalyse (refoulement, censure, castration, interdit, culpabilité…) mais peut-être aussi de l’éducation chrétienne de Gagnepain (règle, renoncement, abstinence…), le lexique du modèle de la Norme a mis la puce à l’oreille de certains médiationnistes dont Renaud Pleitinx qui, dans le n°27 de la revue Tétralogiques, fait quelques remarques très judicieuses à propos du risque d’une interprétation de la Norme par trop prohibitive d’un côté et transgressive de l’autre (comme un retour indésirable du surmoi moralisateur?). Mais l’auteur de l’article signale également que les lacunes lexicales dans la nomenclature axiologique atteste du fait que la théorie de la médiation est moins avancée sur le plan 4 que sur les autres.

En gros, Pleitinx propose de penser abstention plutôt qu’abstinence et de ce fait de ne pas prendre pour de la transgression, ce qui n’est qu’une habilitation. Gagnepain remarquait déjà que le terme licence était à double sens: autorisation d’un côté, débordement de l’autre. Plus généralement, la théorie de la médiation court le même risque avec l’éthique et la morale, les deux items ayant des connotations rigoristes qui peuvent dérouter le chaland.

Cette mise en garde m’incite à reformuler certaines de mes assertions. J’ai ainsi pu parler d’abnégation pure à propos du Réglementant: c’est abusif dans le sens où le noloir, c’est à dire le non-vouloir qu’instaure la Norme, est une suspension de l’envie et non un renoncement proprement dit. Le projet se trouve suspendu en un « recul critique » selon l’excellente formule de Pleitinx: alors que le désir est en instance, des possibles abstraits se présentent, des critères structuraux se font jour. Là où l’animal n’a que l’injonction du mieux à s’offrir à lui, l’humain instaure un flottement décisionnel. Celui-ci est rendu possible grâce à l’abstraction (autrement dit le fait de se tirer hors du concret) vis à vis de l’urgence du processus naturel prix-satisfaction. L’abstraction normative est le fait de s’extirper du processus désirant: je ne dis pas tout ce qui me passe par la tête, je ne fais pas tout ce que mon corps me réclame. Je n’accède donc pas à tous mes désirs. Je me contiens, je me tiens et la plupart du temps, ça ne me demande pas un effort particulier.

Quand l’animal n’a que le mélioratif en ligne de mire et le saisit dès qu’il se présente, l’humain s’extirpe spontanément de cette urgence pour se retrouver devant un panel de formes abstraites, les Garants que Pleitinx propose de baptiser Égards, qui prennent corps en décisions circonstanciées par retour impératif (la formule est toujours de Pleitinx) dans le réel. L’abstraction place l’humain devant un champ des possibles distincts et équivalents entre eux mais parmi lesquels un choix s’opère impérativement pour aboutir à la décision qui semble la plus adaptée aux circonstances. Les décisions par défaut sont bien évidemment les moins satisfaisantes. Celles qui comblent le plus sont celles qu’on prend parce qu’elles paraissent les plus adéquates au projet d’abord mais également au contexte: admettons que je désire me venger d’un affront qu’un rival m’a fait. Lui casser la gueule avant de l’asperger d’essence et de le faire flamber me tente assez mais je me résous plus civilement à lui balancer une de ces vacheries de mon crû sur les réseaux sociaux, une saloperie tellement subtile mais ô combien fielleuse que ce connard ne la comprendra sans doute même pas malgré toute la méchanceté dont je l’ai chargée. J’ai donc opté pour une solution où un nombre de critères suffisants sont réunis pour que je m’estime lavé de l’humiliation que j’ai subie. Enfin presque… Bon, je le reconnais, c’est un peu lopette de ma part mais la violence physique, ce n’est pas mon truc et puis l’autre con a tout de même une tête à faire de la boxe. En tous cas, je n’entretiendrai pas de ruminations mentales sur cette affaire et je pourrai passer à autre chose.

Sclérose en Gages

Le névrosé obsessionnel, c’est justement le quidam perplexe qui reste coincé dans l’indécision et demeure incapable de prendre d’emblée la mesure la plus avantageuse pour lui au vu des circonstances, celle à même de lui procurer une satisfaction durable et par conséquent un relâchement de la tension qu’entraine la pulsion assouvie et le manque momentanément comblé. Faute de pouvoir adapter sa décision au contexte, le névrosé hésitera, ira vers les formules les moins évidentes, les manières les plus tarabiscotées, les états les plus scabreux, quitte à rester dans l’embarras du parti impossible à prendre et de l’irrésolution. Et même lorsque les circonstances l’obligent à s’engager, le névrosé traine des pieds, renâcle, cherche à revenir sur sa décision, se demande s’il a fait le bon choix et culpabilise à l’idée de provoquer une catastrophe. Et pour ne pas entrainer l’irrémédiable désastre pourtant inéluctable à ses yeux, il vérifie et revérifie, hésite et tergiverse, ratiocine et ergote, se mine et s’obnubile. L’obsession le taraude d’autant plus qu’il envisage le pire dont il ne peut bien évidemment pas se satisfaire mais auquel il doit pourtant se résigner pour survivre à son anxiété. Parce que le Garant fait de la rétention abusive, le névrosé a beaucoup de mal à passer à autre chose: tant que le projet n’aboutit pas d’une manière ou d’une autre, celui-ci revient à la charge: finit-il par envoyer un texte maintes fois retravaillé pour publication que le névrosé fait suivre un message pour mentionner une correction à effectuer de toute urgence. Et seule une décharge (dont la version sexuelle n’est qu’une des manifestations possibles) peut libérer pour un temps l’obsessionnel de ce cercle infernal.

Aussi a-t-il recours, dans le cadre d’un trouble bien avancé, à ce que j’ai appelé des TOCs (c’est comme les tics mais en plus spectaculaires). Ce sont donc de petites décharges rituelles qui évitent au névrosé d’exploser mais qui, par là même, vont entretenir son mal et le faire perdurer. Si le symptôme névrotique apparait comme fort éloigné de toute efficience et donc inadapté à la plupart des paramètres du suffrage, c’est parce qu’il puise sa légitimité dans le cadre abstrait d’un Gage qui se rigidifie et peine à se réinvestir dans le réel. Autrement dit la décharge n’est pas adaptée au projet qui constitue une partie de la conjoncture et ne diminue que très partiellement la tension. Mais le TOC (en toc justement), c’est ce que le névrosé a trouvé de plus acceptable pour se légitimer: il n’engage pas à grand chose et tranquillise l’inquiet sans rien résoudre.

Relire deux fois un texte, c’est prudent. Le relire dix fois jusqu’à dépasser la date limite de livraison, c’est excessif. Compter le nombre de mots de manière à obtenir un multiple de sept dans chaque paragraphe, cela relève du trouble obsessionnel. Le TOC ne tient pas compte de ce qui doit être dit dans le texte: il n’est pas pertinent et ne procure qu’une légitimité factice et donc sans valeur en dehors du rituel. Le doute pathologique induit une souffrance qu’atténuent les stratagèmes que le névrosé met en place. La psychanalyse entend remonter à la source du problème pour y remédier. Les thérapies comportementales se contentent de contenir les TOCs dans des proportions raisonnables par suggestion extérieure.

Ce contre quoi Pleitinx met en garde, c’est le névrosé qui justement en fait les frais. Si toutes ses pulsions étaient acceptables, rien ne serait refoulé: le désir serait satisfait et le sujet apaisé. Mais c’est bien parce qu’il y a de l’intolérable dans la pulsion que la censure s’exerce: assailli par des fantasmes jugés indécents qui n’apparaissent donc même pas à sa conscience, le sujet met de côté les mesures inconvenantes et se satisfait tant bien que mal au gré de la conjoncture. Le névrosé se donne, quant à lui, du fil à retordre: l’inacceptable se fait envahissant et réduit le champ des possibles. La part du légitime devient alors incongrue et au regard du contexte, n’offre pas de quoi satisfaire durablement les poussées du désir pourtant récurrentes. Le projet ne trouve pas d’aboutissement adéquat, la tension anxieuse monte en puissance et, si ce n’est par des TOCs hors sujet, ne se relâche pas. 

Déculpabiliser la Norme

En dégageant la pulsion de sa conception trop sexualisée, Gagnepain avait déjà sorti l’axiologie de l’aporie freudo-libidinale. Pleitinx propose de la purger à son tour de ce que nous pourrions appeler, pour se la jouer un peu, sa lie peccamineuse (note du traducteur repentant: expression qui signifie traces résiduelles de l’idée de péché). C’est la névrose qui introduit la notion de faute jamais parée ni réparée. Le sujet équilibré et sain échappe à la culpabilité chronique de l’obsessionnel qui n’en fait jamais assez pour mériter et accède à la satisfaction, via des décisions mûrement réfléchies et définitives, exemptes de culpabilité, de remords ou de regrets. 

Ça me va bien de dire cela, moi qui suis un « checker » professionnel: ni science ni journalisme dignes de ce nom ne peuvent s’absoudre de critères rigoureux. Ils ne peuvent pas non plus éradiquer l’incertitude et donc le doute mais le chercheur comme l’investigateur doit à un moment ou un autre, après avoir estimé que la garantie est suffisante, accepter de prendre le risque de rendre publique l’information et de s’exposer au désaveu mais également à l’approbation, bref au jugement d’autrui et à la critique.

Ainsi, après être revenu une fois encore sur le Garant, je vais publier ce chapitre: je le sais imparfait, tout comme l’est mon exposé sur la névrose obsessionnelle, mais comme l’envie de donner un aperçu de toutes les pathologies de la Norme tambourine à la porte, je vais tourner la page pour passer sur l’autre axe d’analyse et aborder la phobie.

Tout le reste est littérature. A la revoyure!