N27 Les étiquettes de l’éthique

Rattrapé par mes lectures, je reviens dans ce chapitre sur la nomenclature jusque-là adoptée dans le modèle de la Norme. N27 constitue par conséquent une longue pause dans la présentation des troubles de la Norme et une mise au point théorique sur les concepts axiologiques sur lesquels Renaud Pleitinx nous éclaire très judicieusement. Cette tentative de terminologie opérationnelle qui date de 2022 est d’autant plus la bienvenue que je signalais déjà en 2019 le caractère piégeux des termes proposés par Gagnepain.

Le modèle de la Norme N27

L’article de Renaud Pleitinx auquel je vais faire référence est téléchargeable au bout de ce lien. C’est un travail remarquable mais pour le moins ardu pour quiconque n’a pas mariné un certain temps dans les concepts de l’axiologie médiationniste. Le texte fait en outre référence à l’architecture avec laquelle tout le monde n’est pas familier. L’idée ici est en conséquence de reprendre un à un les concepts tels que Pleitinx les étiquette et les définit et d’essayer de les illustrer d’une autre manière, histoire de diversifier les portes d’entrée, tout en m’assurant que moi-même je les maitrise correctement.

Jean Gagnepain n’avait pas suffisamment développé le modèle pour trouver des noms à tous les concepts moraux notamment. L’impératif analogique que l’heuristique médiationniste s’évertue à appliquer impose pourtant de dupliquer sur le plan 4 les cases dégagées dans les autres modèles, d’y glisser des concepts axiologiques et de leur attribuer des appellations contrôlées, si possible sans ambiguïté fallacieuse: quand celle-ci persiste, nous avons opté ici pour la majuscule. Cette dernière marque une acception médiationniste pour un terme d’usage courant comme nous l’avons déjà fait pour la Personne et la Norme par exemple.

Au niveau de l’éthique, Gagnepain avait utilisé des termes que Pleitinx juge équivoques, un reproche auquel je souscris, m’étant moi-même sans doute emberlificoté les pinceaux parmi les Gages, les Garants, les Cautions et les Cas. Un retour sur le menu s’impose donc pour tout le monde.

Et pour commencer voici le tableau qui fournit la liste complète des termes que propose Renaud Pleitinx dans une disposition digne de l’architecte qu’il est (j’y ai rajouté la certification et la probation).

Un joli coup de billard

Pour Pleitinx, le cadre général reste inchangé: il parle d’éthique à propos de l’instance formalisante de la Norme et de morale pour la phase de réinvestissement. Il emploie néanmoins le terme de formulation pour désigner la performance afin de mieux l’opposer à la #formalisation. Soit ! #Réglementant et #Réglementé, #timologie et #chrématologie, #timétique et #chrématique sont toujours de mise : ce sont des créations lexicales de Gagnepain très spécifiques sans ambivalence.

Il en va tout à fait autrement du Gage et du Titre. Le gage désigne en effet aussi bien la garantie du prêteur sur gages, le salaire à la tâche du tueurs à gages que l’amende au jeu.

En terme d’attente, Forrest Gump en connait un rayon.

Jusqu’alors, le Gage chaperonnait dans notre esprit, et le Garant, et la Caution, respectivement identité et unité timologiques. Pleitinx propose de parler d’Attentions (j’ajoute la majuscule à dessein) pour désigner les deux capacités timologiques et fort astucieusement, il suggère de parler d’Attentes (la majuscule est aussi de mon fait) à propos des formes chrématologiques, les formes étant des facultés d’abstraction. Ces termes ont l’avantage de délivrer le vocabulaire axiologique de leur côté expiatoire (qui rachète un péché). Le titre, quant à lui, a un sens de contre-valeur-obtenue. Or Pleitinx cherche justement à dégager les termes chrématologiques de leur connotation « économique »: le prix est ce qu’on paie pour obtenir un bien et c’est un lien d’intérêt qui les unit. Mais le Titre est justement une suspension de l’obtention du bien comme l’Attention est un prix-à-payer en délibéré. L’Attente semble donc tout indiquée pour désigner le bien en suspens. 

– Gump, vous penserez à passer à la tondeuse : vos bouclettes vous donnent des airs de beatnick !

Gage et Titre sont donc libres de sens et Pleitinx propose de les utiliser comme équivalent de la #fonction et de la #marque. Le Gage atteste donc du Titre et réciproquement. La probation est l’attestation d’une frontière entre les Attentes par une partition dans les Attentions, sa réciproque étant la certification. La probation correspond donc à la dénotation sémiologique et la certification à la pertinence phonologique. La #marque dénotative trouve ainsi un équivalent dans le Gage alors que la #fonction sémiologique se découvre un homologue chrématologique dans le Titre. L’immanence du Signe est exposée en S4 et S6 et nous postulons que celle de la Norme répond à des critères analogues : la discrimination entre Attentions (par exemple: lisible/illisible//adroit/maladroit) s’atteste par une variation entre les Attentes (déchiffrable/indéchiffrable//adulte/enfantin). La précision du tracé distinctif est le gage de la lisibilité. On peut écrire de manière maladroite et donc inesthétique mais tout à fait lisiblement. Cependant l’employeur s’il recherche un secrétaire pourra justement privilégier l’adresse de sa graphie parce qu’il a une attente particulièrement au niveau du sens méthodique d’une personne adulte. Dans l’autre sens, pour juger du caractère approprié/indécent d’une tenue, il faudra aller chercher une probation au niveau de la transparence/opacité du tissu, de la longueur de la jupe ou du pantalon, de la profondeur de l’échancré. Une variation sur une face de la Norme s’atteste sur l’autre: dans l’armée ou chez les hippies, l’acceptabilité de la longueur du cheveu n’est pas la même. Au critère de longueur (Attention), répondra celui de conformité (Attente) à une éthique (hygiène, discipline, sécurité, practicité), voir une esthétique (uniformité).

Toujours dans le domaine militaire, un ancien officier d’artillerie de l’armée française et spécialiste des opex, Guillaume Ancel constate que « selon les normes de l’OTAN, il est rare qu’on dépasse deux ou trois victimes collatérales par cible visée. À Gaza, on est à dix fois plus de victimes collatérales pour chaque cible visée. C’est absolument inédit. » L’Attente est donc la mort d’un milicien/terroriste/combattant à abattre et pour atteindre cet objectif, les armées sont prêtes à assumer plus ou moins de victimes civiles collatérales selon une échelle qui va de 0 à 10 dans le cas des bombardements sur Gaza: 0, c’est le tir parfait et précis, seule la cible est atteinte; 10, voire plus, c’est le carnage que Tsahal envisage froidement. Les Attentions des artilleurs israéliens sont nettement moins sensibles que celles de l’éthique otanaise, elle-même déjà cyniquement militaire : on peut franchir les six ou sept victimes collatérales sans que la réussite de l’opération de neutralisation de l’ennemi ne soit remise en cause. L’État major israélien ne parle pas de bavure à ce sujet. La mort d’innocents ne sert pas l’objectif mais, au-dessous d’un certain seuil, ne remet pas en cause sa vertu opératoire.

Statistiques macabres

Cela dit, les États-unis ont appliqué un ratio très supérieur à Hiroshima et Nagasaki, ou même à Hambourg et Dresde. Dans ce dernier cas, il est intéressant de constater que le patrimoine architectural de la « Florence de l’Elbe » a pu créer un malaise au sein de la RAF. Rien n’indiquait que Dresde jouait un rôle militaire décisif: elle avait d’ailleurs été épargnée jusque là. Ainsi la RAF ne disposait même pas de carte précise de la ville. L’historien Alexander McKee révèle même que les feuilles de routes étaient masquées dans les cockpits jusqu’au dernier moment pour éviter que les équipages n’y trouvent à redire. On bombarde des populations civiles sans trop se poser de questions mais on s’émeut pour des pierres.

Toujours est-il qu’Attentions et Attentes sont étroitement liées et parce qu’il s’agit d’ensembles structuraux immanents, une démarcation sur une face ne pourra être attestée que par le franchissement d’une limite sur l’autre face sans que les deux faces soient en principe symétriques pour autant. Le Titre certifie d’une frontière dans les Attentions alors que le Gage prouve une limite entre les Attentes.

Ces précisions terminologiques peuvent apparaitre comme des ratiocinations à ceux qui ne sont pas de la partie mais croyez-moi les vocables ont une importance capitale dans les habitudes conceptuelles et par conséquent dans les mauvais plis. Ils peuvent être à la source d’un blocage heuristique comme cela a été longtemps le cas pour moi au niveau de la Norme: le déplacement des concepts coince alors à cause des étiquettes. Trouver des vocables plus adéquats et précis aide beaucoup à « se figurer » un modèle pourtant en grande partie abstrait.

Reste qu’il faudra rendre ces termes plus palpables encore le moment venu. Niveau abstraction, nous ne sommes malheureusement pas au bout de nos peines car Attentions et Attentes se subdivisent, comme vous ne l’avez pas oublié, en deux axes d’analyse. Gagnepain nous ayant laissés sur le carreau de la mine, c’est toujours avec Pleitinx que nous allons poursuivre la descente dans le puits. 

Identités timologiques: les Égards

Un grand moment d’hésitation: concert de Clash au Shea Stadium de New York en 1982.

Nous avons jusqu’à présent, à la suite de Gagnepain, user de Garant pour l’identité timologique. Pleitinx lui préfère le terme d’égard, terme vieilli pour signifier considération, ce qui est tout à fait raccord avec le vocable générique attentions. Pour le modèle de la Norme, les Égards (à partir de maintenant le mot prendra la majuscule pour signaler son nouveau statut) sont donc de simples possibilités, des virtualités distinctes les unes des autres et certifiées par des attentes différentes. Comme il y a des paires minimales en phonologie du genre nasale/non nasale ou voisée/non voisée, en timologie, il existe de la frontière entre le assez et le pas assez (ou le trop) étant donné que le trop de quelque chose n’est jamais que le pas assez de son contraire : S’il fait trop sombre pour lire, on y voit sans doute assez clair pour faire du yoga. Lire et faire du yoga étant des Attentes différentes, clair et sombre sont deux options distinctes en ce qui concerne la luminosité de la pièce. Rien n’est donc clair ou sombre dans l’absolu. Seule la limite entre assez et pas assez pour lire permet d’identifier les deux Égards. 

Parce qu’ils sont structuraux, les Égards n’existent que dans leur différence mutuelle : les critères formels n’ont d’autres réalités que de s’opposer les uns aux autres. En tant que prix-à-payer suspendus, les Égards ont virtuellement autant de valeur les uns que les autres : il n’y a pas de hiérarchie au sein de la structure. Les priorités viendront avec les décisions au cours de la performance.

C’est pas simple de choisir une couleur pour la chambre du gamin…

Par exemple, dans le principe, toutes les couleurs se valent : primaires ou secondaires, vives ou ternes, tape à l’œil ou pastels, foncées ou claires, chaudes ou froides. Ce n’est que vis à vis d’une attente particulière et en situation que le critère voyant, option comme une autre, ne sera pas retenu si l’attente pour un véhicule ou un uniforme est la discrétion dans un environnement naturel à dominante verte. En revanche, la couleur bien visible conviendra au camion de pompiers qui ne cherche justement pas à se camoufler mais à contraster avec le fond rural ou urbain. Qu’il soit blanc, orange, jaune ou rouge ne change rien à l’affaire et relève d’un choix institutionnel arbitraire et donc moralement hors sujet. D’ailleurs dans de nombreux pays, les camions de pompiers sont jaune vif, et le vert fluo ne serait pas une aberration.

On aurait tort, même si c’est tentant, de réduire le système timologique à une série d’oppositions d’Égards avec un contenu bien défini: c’est le principe même de l’abstraction de vider le matériau de base de son contenu. C’est ainsi que la formalisation analyse le bien, sacrifié en vue d’obtenir un autre bien, en Égards qui prêtent attention à des points retenus dans le prix à payer. Dans cette phase de considération, l’immédiateté de la volonté est suspendue et analysée. 

« À bâtons tordus » était une expression très en vogue dans les milieux du billard ecclésiastiques jusqu’au XIXème siècle. Elle signifiait « avec une intention cachée ». Parler à bâtons tordus n’est malheureusement plus usité depuis que le clergé a délaissé le billard pour le flipper dans les années 1940.

Imaginons qu’en cheminant en forêt, je décide de me choisir un bâton de marche. Au jugé, j’en trouve un que je déciderai de remplacer par un autre un peu plus tard si l’occasion s’en présente. L’urgence de mon envie m’a fait saisir la première occasion. Mon choix va pour cette deuxième fois faire l’objet d’une véritable décision à l’aune de critères de sélection : matière, longueur, forme longiligne, robustesse, grosseur, régularité, poids, aspect foncé du bois, chacun de ces Égards étant uni aux autres et distincts à la fois. J’ai ainsi une idée à la fois précise de ce que je cherche mais au final terriblement incertaine de ce que je vais trouver. Finalement je termine ma promenade avec mon bâton initial, faute d’avoir découvert le modèle idéal qui ressemble dans ma tête à un manche à balai taillé dans le chêne, le genre d’ustensile qu’on rencontre rarement à l’état brut et sauvage. Mon choix a ainsi été mis en stand by au regard de conditions suffisamment précises pour exclure tous les bâtons potentiels que j’ai pu évaluer lors de ma promenade.

Les Égards ne sont pas définis une fois pour toutes, ils se définissent en fonction du projet initial qui s’analyse : si c’est une idée que je sacrifie à une autre, il est évident que les critères de sélection ne seront pas les mêmes que si je projette la confection d’une pâte à crêpes ou l’élaboration d’une loi sur l’utilisation de l’IA dans l’iconographie journalistique. Mais la grille d’analyse éthique est à géométrie variable : sa qualité intrinsèque, c’est justement de ne pas adhérer à la situation pour être à même de poser sur elle son analyse et non d’en être tributaire. Ainsi la Norme porte en elle le principe du assez/pas assez (ou suffisant/trop peu) et celui-ci se projète en situation sans forcément recouper les mêmes frontières à chaque fois.

Cliché pris sur le vif de Jordan Tréchu, champion de France universitaire de lancer de boulettes en papier, ici à l’entrainement avant un cours de littérature comparée à l’UHB.

Les oppositions timologiques forment des paires minimales dont les éléments peuvent se substituer l’un à l’autre mais ces permutations doivent être attestées chrématologiquement sur l’autre face de la Norme par une variation dans les Attentes pour que l’on puisse parler de Gage. Par exemple, si je permute léger et lourd, je ne m’attends pas à ce que le projectile aille aussi loin dans le premier cas quand le second. Mon intention de lancer quelque chose loin devra également prendre en compte sa densité et sa forme. Ce à quoi il m’est permis de prétendre (atteindre une cible) détermine ce par quoi je compte l’atteindre (un lancer suffisamment puissant avec un projectile assez compact, aérodynamique mais pas trop lourd): n’importe quel apprenti basketteur en milieu scolaire sait qu’en compactant une feuille de papier, il répondra à des Égards qui lui permettront de prétendre à un tir à 5 mètres dans la poubelle de la classe.

Unités timologiques: les Mesures

Un bâton comme celui-là, si vous le trouvez, ne passez pas des heures à vous décider : Gandalf l’a probablement posé pour aller chier derrière un fourré et il ne va tarder à revenir.

Les identités timologiques se regroupent dans des unités sur l’axe génératif, une faculté qui permet notamment de reproduire les Attentions après les avoir segmentées: je pourrais ainsi me constituer une série de bâtons de marche avec chacun une petite variante pouvant répondre à une Attente particulière: si j’ai l’intention de jouer les Gandalf devant mon petit-fiston, l’Égard démesuré sera pour une fois pertinent, encore faudra-t-il que j’ai anticipé le coup en sélectionnant un bâton d’une efficacité douteuse, trop long, probablement noueux et tordu, mais d’autant plus impressionnant pour le môme.

L’unité timologique devient pour Pleitinx la mesure (au lieu de la caution chez Gagnepain) dans le sens de « manière d’agir proportionnée à un but à atteindre», c’est à dire un procédé quantitatif. Dans une seule Mesure (la majuscule signale à présent que le terme est médiationniste et il en sera ainsi avec les autres), plusieurs égards se regroupent et peuvent varier sans que la Mesure, elle-même, n’en soit affectée. C’est le même principe à l’œuvre dans le Notable avec les Statuts, le phonème avec les traits pertinents ou l’Engin avec les Matériaux. 

Prier le dieu chinois de la richesse Caishen avant de jouer au loto? Franchement ça ne mange pas de pain !

Selon le politologue, François Cocq, les principes de l’universalité, de l’égalité, de l’équité et de la solidarité sont les piliers sur lesquels sont basés les services publics. Chacun de ses Égards a son contraire (particularité, inégalité, inéquité et compétition) et peut permuter avec lui dans le cadre de la Mesure. Remplacez universalité par particularité et au lieu des services publics, vous obtenez le club ou l’association, dont les services sont réservés à ceux qui cotisent ou qui possèdent une particularité: le YMCA est à l’origine réservé aux hommes, les militantes Femens sont exclusivement des femmes (même si Viktor Sviatski passe pour le fondateur du groupe). Comme dans la devise républicaine « liberté, égalité, fraternité », même si elle est possible, une substitution entraine un changement important (imaginez « autorité, égalité, fraternité »). Le Mesure tient mais ce que nous appelons le Protocole s’en trouve bouleversé. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la liberté est placé en première: elle ne peut toutefois pas prendre une place prépondérante car elle est corrélée aux deux autres principes qui la bride. La Mesure détermine un enchainement d’Égards qui ne peuvent donc pas se substituer librement les uns aux autres. Je ne peux remplacer sans conséquences la solidarité par la piété dans la Mesure des services publics alors que c’est imposé par le catholicisme. Personne n’y a d’ailleurs encore songé à la SNCF, même si certains jours, une petite prière à Saint Christophe du Rail augmente statistiquement vos chances de ne pas arriver avec plus de 30 minutes de retard.

Pleitinx propose d’appeler Protocole, l’enchainement de Mesures (sorte de concaténation ordonnée de critères). On trouve la trace du Protocole dans la procédure qui répertorie et souvent numérote les étapes de la marche à suivre. C’est le principe du plan dans la composition, duel ou dialectique.

Pleitinx parle de Principe pour le paradigme de substituabilité dans une même position au sein de la Mesure: les Égards se trouvent ainsi classifiés. Au coeur du Principe, les Égards restent en opposition mais celle-ci n’est pas du même ordre que l’opposition vis à vis des identités timologiques des autres catégories.

Identités et unités timétiques: les Commandements

Qui dit commandements, dit recteur…

Les Commandements sont le terme générique sous lequel Pleitinx a regroupé les capacités timétiques, dans la phase de réinvestissement de l’instance timologique. C’est la phase émergée de la Norme sur son flanc Réglementant. Égards et Mesures ne sont que des formes virtuelles et en tant que telles, s’éprouvent mais ne s’appréhendent pas sans une démarche adéquate. En revanche, leur homologues timétiques, les Exigences (identités) et les Directives (unités) se constatent. Ainsi l’égalité est un Égard qui se rencontre dans l’Exigence « un même service public pour tous », ou encore « un citoyen, une voix » ou « un unique code de la route quelque soit la puissance de sa voiture » ou « nul n’est censé ignorer la loi ».  

Une Exigence est la réalisation d’une sélection d’Égards, ce qui implique un refoulement des indésirables. En matière de discours, tout ne peut pas être dit ni prononcé n’importe comment. En matière de technique, tout ne peut pas être exécuté à l’arrache. En matière de conduite sociale (la gestion du public-privé par exemple, ou les obligations), tout ne peut pas être montré aléatoirement, c’est à dire n’importe où, n’importe quand et de n’importe quelle manière. 

Il semble que la tradition soit nettement moins regardante sur le maquillage.

En matière vestimentaire, tout en renonçant hors espace intime à la nudité, chacun procède à une analyse timologique de son corps, plus ou moins déterminée toutefois par les habitus. Chaque partie peut être dévoilée séparément tout en étant certifiée (ou non) par une intention de séduire ou d’imposer : on ne montre pas indifféremment une épaule ou un biceps. Chaque partie du corps possède un degré de « montrabilité » (un mot pas très élégant qui veut dire décence au fond) plus ou moins important qui revêt toujours une intention la plupart du temps inconsciente. Le visage n’est que rarement couvert en occident, c’est même interdit dans les services publics français où le port du casque intégral et donc du voile du même nom (hijab) sont interdits. Les jeunes musulmanes qui s’habillent de vêtements amples et longs qui ne laissent apparents que le visage et les mains (le jilbab) choisissent également des tissus opaques et des teintes pastels. Ce sont quatre Exigences (long, ample, opaque, terne) indissociables dans la Directive. Que l’une d’elles vienne à manquer et toute la morale du dispositif s’effondre: supprimer l’opacité et c’est le retour des 1001 nuits et de la danse des sept voiles. Un jilbab flashy avec des motifs colorés éclatants façon boubou africain contreviendrait à l’engagement de modestie du vêtement féminin alors que le caractère moulant, même opaque et épais, d’une combinaison tournera à l’indécence en soulignant les formes féminines. C’est d’ailleurs tout le paradoxe du burkini (une invention australienne soit dit en passant) une fois mouillé: l’Exigence « tissu loin du corps » est soluble à la sortie de bain. 

Du côté du Réglementé: Attentes et Engagements

Nous n’avons pas encore employé les termes chrématologiques et crématiques mais on peut aisément comprendre pourquoi ils ont été retenus. Espoir et Motif sont plus parlants que congé et cas. En revanche, on notera que Mesure et Motif sont des termes que j’avais déjà utilisés en prosodie. Ils ont toutefois peu de chance de se télescoper.

Toujours rien…

Pleitinx donne quelques pistes précieuses à propos de la formalisation chrématologique. Il revient tout d’abord sur l’abstraction structurante du Réglementé. L’abstraction vide le bien à consommer (projet d’arrivée) de son contenu volitif (relatif à la volonté) tout en l’analysant. C’est à dire que la jouissance des biens est suspendue (ni poursuivie ni stoppée), divisée en éléments structuraux qui ne se définissent que les uns par rapport aux autres et qu’on a déjà désigné sous le terme d’Attentes. L’Attente est à la fois temporisation et souhait: c’est une mise en délibéré prévisionnelle. Pleitinx écrit: « Les biens ainsi suspendus deviennent phantasmatiques: pourquoi consommer, quel bien souhaiter? » 

Rappelons au passage que l’orthographe de phantasme plutôt que de fantasme a été proposée par Susan Sutherland Isaacs pour distinguer le phantasme inconscient (la pulsion) du fantasme conscient (le scénario imaginaire). Pleitinx veut-il signifier ici que la chrématologie relève de l’implicite? Sans doute puisque les processus instanciels opèrent à l’insu du sujet. 

Pour une explication, voir la parenthèse ci-contre.

L’Espoir (Sors d’ici, André Malraux ! Voir notre document iconographique ci-contre) est une identité formelle : c’est un voeu ou un souhait non exaucé. Pour l’illustrer, Pleitinx a recours à un exemple belge, celui des espoirs académiques (satisfaction vs distinction vs grande distinction) qu’on peut traduire par mention passable, bien et très bien. Ce sont des Espoirs exclusifs, en ce sens qu’on ne peut pas avoir une mention passable et une mention bien en même temps, au sein d’une même unité.

En tant que voeu « restreint », l’Espoir se différencie du Motif, la raison d’agir, le mobile de l’action. Pleitinx ne s’étend pas sur le sujet et j’avoue qu’il m’a un peu laissé sur ma faim.

Ce qui m’a donné l’idée de faire une recherche sur la cacherout, le code alimentaire juif qui prescrit les convenances de la cuisine et des aliments selon les recommandations de la Torah (ça vaut ce que ça vaut!) et non sur des critères diététiques ou gastronomiques. Parmi tous les animaux qui peuvent être consommés, une distinction s’opère entre les bêtes « abominables » et les animaux purs et par conséquent propres à la consommation, à condition que ceux-ci soient abattus de manière rituelle : la shehita consiste entre autres à trancher la veine jugulaire, l’artère carotide, l’œsophage et la trachée d’un seul geste continu au moyen d’un couteau effilé ne présentant aucune encoche volontaire ou accidentelle. L’animal ainsi égorgé doit être suspendu la tête en bas de façon à ce que sa dépouille se vide de son sang. Une défaillance sur un seul de ces critères rendrait la viande impropre. C’est une politique du zéro défaut qu’on peut retrouver dans une démarche qualité en production industrielle ou dans la correction orthographique d’un texte voué à la publication.

Les labels « certifié casher » sont nombreux.

Est donc notamment casher la viande de ruminant (1) à sabots fendus (2) abattu au couteau (3) sans dents (4) ni ébréchure (5) d’un seul geste (6). Il faut y ajouter un examen post mortem du poumon de l’animal (7). Le non-respect d’un seul critère, c’est à dire le franchissement volontaire ou accidentel d’une seule interdiction, a une répercussion dans le Réglementé et rend la consommation de la viande inacceptable pour un juif orthodoxe, un « haredim ». La certification casher autorise l’attente du pratiquant rigoureux qui peut ainsi accéder à la « satisfaction » d’être un juif irréprochable qui vit dans le respect de la tradition, une paix de la conscience en quelque sorte. A la différence de l’autorégulation du névrosé, l’orthodoxe judaïque reçoit ses ordres des écritures sacrées alors que les TOCs trouvent leur source dans le sujet lui-même. La cacherout est une institutionnalisation d’autorisations et d’interdictions qui ne se fondent pas sur l’intérêt. S’interdire la consommation de fruits de mer ou de silures parce qu’ils n’ont pas d’écailles comme le font les « haredim » ne relève pas de la raison scientifique ou économique.

A l’autre bout libéral du spectre des mangeurs de viande, seule la chair humaine est tabou, celui-ci pouvant être levé en cas de nécessité extrême comme l’attestent certains récits tragiques de survivants à des catastrophes.

Avec le véganisme, on tombe trop facilement dans la caricature… et les salades.

Il ne faudrait crier haro sur l’obscurantisme religieux : le végane s’interdit toute consommation de produits issus de l’exploitation des animaux. Je vous renvoie aux distinctions entre végétarisme, végétalisme et véganisme, chaque mode de vie imposant des interdits. Des labels certifient le statut des aliments aux consommateurs, lui permettant de ne pas avoir à remonter lui-même la filière pour s’assurer de la conformité de ce qu’il ingère. 

Les Égards et les Mesures se concrétisent en Exigences organisées en Directives. Égards et Mesures imposent un discernement et obligent à l’Attention entre permis et prohibé. Cette négation du tout-oui est niée dans la performance sous formes d’Exigences et de Directives. Pleitinx propose d’ailleurs d’appeler Régime un syntagme de Directives, régit par un Directive unique. Ainsi le Régime végane commande de s’alimenter, se vêtir ou s’équiper, uniquement avec du végétal ou du minéral. En revanche, ce mode de vie ne contient aucune prescription écologique : il se fonde sur l’antispécisme mais ne comprend qu’implicitement un respect de la nature dans son intégralité.

Les tabous de l’obsessionnel sont dans le continuum des Attentions et des Commandements de tout un chacun. Ils ne sont pathologiques que par la souffrance qu’ils génèrent. Les tics des TOCs ne sont d’ailleurs remarquables que par leur excès comme nous l’avons vu en N26. Le principe est fondamentalement humain et l’absence de principe qu’on observera dans l’opportunisme du psychopathe est quant à elle un symptôme d’un trouble inverse.

Un certificat de bonne conduite qui ne s’applique malheureusement pas en dehors de la cuisine.

Pour en revenir au casher, disons que le respect des commandements de la cacherout certifie la bonne conduite du pratiquant. La bonne conscience qu’habilitent ces pratiques conformes procurent une paix intérieure,  une félicité et une satisfaction spirituelle consécutive à l’adéquation entre Réglementant et Réglementé. Réalisation des aspirations religieuses virtuelles, les Engagements (Ambitions et Résolutions) que prend le pratiquant judaïque ont leurs pendants probatoires dans la cacherout mais également dans l’étude des textes sacrés, les respects des nombreux rites comme le sabbat et la piété. Les deux faces de la Norme s’autodéterminent et interagissent à tous les niveaux.

Les pratiques véganes prennent leur sens dans la défense de la cause animale. Cette prohibition de la souffrance animale se retrouve dans l’hindouisme et le jaïnisme. On en pense ce qu’on en veut mais ce végétarisme possède sa logique et le caractère omnivore qu’octroie la biologie à l’être humain ne change rien à l’affaire. Nous ne sommes vraiment omnivores que par nécessité: on ne mangeait de chat et de chien en Occident qu’en cas d’absolue nécessité, le cannibalisme représentant un cas extrême pourtant symboliquement pratiqué par le bon chrétien.  

Je concède qu’il reste encore à éclaircir et à expliciter tous les termes que Pleitinx a posés. Dans l’état actuel de ma progression, je perçois comme un brouillage qui m’empêche d’être aussi clair que je le souhaiterais. Et il me faudra revenir en détails sur ces concepts grâce aux pathologies de la Norme dont nous reprendrons l’étude dès le prochain chapitre. 

Tout le reste est littérature. A la revoyure.

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