Les troubles de la Norme N29
Abibliophobie (peur de manquer de livres à lire), arachibutyrophobie (peur d’avoir du beurre de cacahuètes collé au palais), cherophobie (peur de la joie), bananaphobie (peur des bananes), nanopabulophobie (peur des nains de jardin à brouette), aphobolexhikanophobie (peur de ne pas trouver le mot adéquat pour qualifier sa phobie). Nan! Je déconne. Le dernier terme n’existe pas mais les autres sont authentiques. Ils font partie d’une liste impressionnante des phobies et des psychiatres facétieux et hellénisants n’ont rien trouvé de mieux que d’affubler chaque symptôme d’un nom pittoresque.
Même si cette collecte semble un peu ridicule, ce répertoire de symptômes a néanmoins son utilité: il traduit une variété de craintes irrationnelles ou plus exactement sans raison apparente car les phobiques ont leurs propres raisons d’éviter systématiquement certaines situations pour eux, et parfois eux seuls, anxiogènes.
Alors que l’obsessionnel tergiverse à l’envi, se trouve dans l’incapacité de se fixer sur un choix et de s’y tenir sur le mode « advienne que pourra », le phobique bloque sur un choix précis et se montre incapable d’en démordre, même si son comportement paradoxal porte à laisser penser le contraire.
Le phobique n’est pas submergé par l’angoisse. Il la concentre dans un espace timologique figé, vestige d’une unité structurale défaillante. Sa peur étant concentrée là, plutôt que là-bas, par un processus de compensation qu’on a déjà rencontré chez les aphasiques, la vie hors de là est possiblement normale, à condition d’éviter de penser à l’objet de la phobie et à le circonscrire. Quand un danger existe et qu’il ne peut être éradiqué (le feu brûle et on n’y peut rien), la solution consiste à réduire l’exposition du sujet au danger et par conséquent à minimiser le risque. Le névrosé phobique rend le risque supportable en assignant au danger un espace restreint: l’occurrence d’entrer en contact avec lui est contrôlée, le face à face est soigneusement éviter par une hypervigilance dont atteste les psychiatres. Le phobique est sur ses gardes, tendu pour ne pas être piégé et anéanti (incapable d’agir) devant l’objet de toutes les craintes.
C’est là que la notion de mesure prend tout son sens en tant qu’unité timologique : la bonne mesure réclame une certaine prudence. L’imprudence se commet par franchissement de la limite qu’on se fixe mais le risque fait partie de la décision et l’assurance absolue du bon choix n’existe pas. Or le phobique ne parvient plus à fixer cette limite et à gérer son comportement en fonction de celle-ci. Comme les cas les plus graves d’aphasie de Broca qui ne parlent plus que par mots, faute de maitriser la segmentation, et par voie de conséquence la syntaxe, tout en conservant la maitrise des choix lexicaux, le phobique focalise sa vigilance sur des objets restreints et accumule toutes les précautions possibles pour ne pas tomber dessus. Sa capacité de choix n’est pas altérée : il sait très bien ce qui convient et ce qui ne va pas au niveau des attentions. En revanche, le phobique est amené à multiplier les égards au sein d’une même mesure: il est incapable de doser les précautions à prendre. Soit il est dans l’excès et accumule les égards, ce qui le rend méticuleux à l’extrême, le soin du détail l’éloignant au final du risque qu’engendre toute décision. Soit il est tétanisé dans un immobilisme angoissé mais étrangement « salvateur » puisque le danger est circonscrit. Le blocage est une stratégie de défense paradoxale.
Rappelons que nous sommes dans les troubles du comportement: la phobie nous y intéresse en tant que point de blocage de l’acte à accomplir. La panique peut s’accrocher à peu près à n’importe quoi en fonction de l’histoire de chacun, d’où le caractère pittoresque et amusant de certaines manifestations spectaculaires.
L’arachnophobie fera donc éviter au phobique tous les endroits où les araignées sont susceptibles de se nicher : le moindre coin d’ombre est alors suspect, tout pli de tissu sera potentiellement un repère d’épeires. Dans le cas de la mysophobie, la crainte de la souillure par la saleté pourra entrainer une reculade toujours plus handicapante jusqu’à l’isolement total en milieu aseptisé. Si elle n’aboutit pas toujours à un refus d’obstacle, la dérobade conduit le phobique à s’encombrer de décisions futiles dont la véritable utilité n’a rien de technique: la décision qui génère la panique est alors constamment différée par un arsenal de bonnes raisons. Le phobique se retrouve ainsi débordé par tout un tas de soi-disant impératifs préalables en prévision de ce qui doit être accompli : on peut voir là une forme de procrastination, concept fourre-tout très en vogue qui n’est qu’un symptôme multiforme de névrose. Pour ne pas être acculé et risquer la crise de panique, le phobique recule l’échéance tout en se ménageant toujours une porte de sortie : en multipliant les subterfuges avant d’arriver face à la question nodale, rendue insupportable par hypertrophie, il se ménage de la marge, une possibilité de report pour ajourner par excès d’assurances à prendre ou par défaut d’un égard sine qua non. Le claustrophobe se coltinera l’escalier pour ne pas se risquer d’étouffer dans l’ascenseur ou prétextera n’importe quel argument de sécurité pour ne pas avoir à prendre l’avion. Sa stratégie d’évitement lui laisse toujours une issue de secours, une échappatoire.
La mise au jour de l’objet de la phobie et un traitement par exposition résoudront sans doute momentanément le trouble mais on aura compris que c’est la maitrise de la segmentation timologique qui est en cause : focaliser la cure sur l’objet phobique ne permet vraisemblablement pas de stabiliser durablement le déséquilibre si tant est que ce soit possible. L’orthophoniste devant l’aphasique était tout aussi impuissant malgré les apparences : le soignant peut en revanche servir de béquille au névrosé. Il n’est alors qu’un accompagnant, pas un thérapeute. La phobie de l’avion se maitrise par exemple avec des exercices de relaxation, de la méditation ou de l’intégration neuro-émotionnelle par les mouvements oculaires (EMDR). Il existe aussi des stages dans des centre de traitement de la peur de l’avion. C’est aussi bien que des cachets mais tout aussi lucratif. Mais là n’est pas le sujet du jour.
Les symptômes des névroses obsessionnelles et phobiques sont suffisamment proches pour qu’on s’y méprenne. Je me suis longtemps pris pour un obsessionnel et ne voilà-t-il pas qu’à mesure que j’étudie, je me découvre de plus en plus phobique. Blague à part, disons que l’angoisse devant un certain objet doit toujours être recontextualisé dans le cadre plus général du trouble. Il n’est pas toujours facile de distinguer ce qui est du ressort de l’hésitation scrupuleuse de l’obsessionnel et ce qui relève de la dérobade impuissante du phobique, surtout dans une situation de blocage. Les deux ne sont jamais rassurés et craignent toujours d’être pris en défaut. Cependant l’obsessionnel fera peser son trouble sur la qualité du choix (plutôt ceci que cela), d’où cette sempiternelle hésitation entre les options. Le névrosé phobique posera la question sur un plan quantitatif par un cumul de décisions souvent futiles mais prises sans difficultés afin de se prémunir toujours plus, ce qui l’empêche de passer à autre chose et aboutit parfois au renoncement par défaut d’assurances. La phobie est un excès quantitatif de précautions (jamais assez) alors que la névrose obsessionnelle est une incapacité à décider du convenable (bon ou pas?). Mais dans les deux cas, il peut y avoir renoncement.
Risquons une parabole. Je dois choisir des chaussettes. Les critères sont multiples: taille, confort, résistance, absorption, couleur. En tant qu’obsessionnel, je n’arrive pas à me décider pour tel ou tel modèle. Soit je ressors discrètement sans rien acheter pour ne pas avoir à regretter quoi que ce soit, soit je me fie aux conseils de la vendeuse qui, si elle ne m’a pas entièrement convaincu, pourra néanmoins endosser la responsabilité de cette décision hasardeuse. En tant que phobique, je demande à essayer (la direction refuse, ce ne sont que des chaussettes, bon sang!), je fais des tests d’élasticité, je lis la composition sur l’étiquette, je palpe et je repalpe, je compare la résistance en fonction des couleurs, je m’assure que je pourrais éventuellement enfiler deux chaussettes l’une sur l’autre pour me prémunir des inéluctables ampoules qui risquent de me faire souffrir le martyre, et au final, j’ajourne ma décision tout en me promettant d’en acheter dix paires si j’arrive à mettre la main sur un site internet comparatif qui plébiscitera mon futur choix. Et peut-être même que le lendemain, les chaussettes seront en solde. En attendant, je me promène pieds nus dans mes crocs.
Pour nous résumer, nous dirons donc que la névrose phobique est une altération de notre capacité à isoler les dangers les uns des autres. Personne n’a envie de mourir étouffé dans une bousculade mais ce danger bien réel ne se rencontre pas dès qu’on sort de chez soi. Il est cependant extrêmement diffus et peut devenir omniprésent pour peu qu’on n’ait plus la capacité d’isoler ce danger et de lui octroyer la part de risque qui lui revient. Ainsi l’agoraphobe va craindre, non seulement la foule, ce qui est le fait d’un certain nombre d’entre nous pour des raisons diverses, mais la moindre occasion de promiscuité. Le supermarché ou les transports en commun peuvent ainsi devenir des traquenards redoutables.
Pour ma part, si je ne crains pas le tram, je le vois toujours se remplir avec, sinon de l’appréhension, du moins du déplaisir, par peur de rester coincé, de ne pas réussir à m’extirper à temps à l’arrêt voulu alors qu’une telle mésaventure ne m’est jamais arrivée. J’ai une sainte horreur à devoir me faufiler dans un endroit bondé pour atteindre mon but : me faire servir en boite de nuit ou au pub a longtemps été un calvaire. En revanche, je ne redoute nullement les manifs et je n’y crains pas particulièrement les mouvements de foule. En concert par contre, je reste à l’arrière et je me sens oppressé rien qu’à regarder sur écran un « wall of death » ou un « circle pit » dans un festival de métalleux hardcore. Sur un parking, j’aurais tendance à me garer un peu à l’écart et lorsque je reviens, je n’aime pas constater qu’on est venu occuper les places à côté de la mienne. Je ne vous raconte pas comment je suffoque dans les cales d’un ferry boat. D’une manière générale, le confinement, peuplé ou pas, m’est désagréable: les parkings souterrains me donnent l’impression que je vais y rester bloqué avec ma voiture. Je préfère attendre le prochain bus ou même marcher que de me tasser dans celui qui se présente. Je prends l’escalier plutôt qu’un ascenseur étroit et moquetté de partout. Au contraire, les vastes monte-charges métalliques d’hôpital me vont bien et j’y pénètre toujours avec plaisir s’il n’y a personne dedans. Je déteste avoir un peu de mal à m’installer dans un restaurant un peu trop intime et encore plus à devoir batailler avec des accoudoirs de fauteuils encombrants pour me lever. Dans le train, il m’arrive d’imaginer que mon voisin est tellement endormi qu’il va me falloir l’enjamber avec force d’acrobaties pour ne pas rater la gare. Par ailleurs, je déteste être chargé lorsque je voyage et j’ai toujours l’impression que la voiture ne pourra pas contenir tout ce que mon épouse et ma belle-fille ont prévu d’emporter en vacances. Bref, ma vie n’est pas tous les jours insouciante.
J’ai donc une tendance ochlophobique (synonyme d’agoraphobique) mais je sais doser l’angoisse qu’elle peut susciter en moi: au lieu de me laisser submerger par des images où je ne m’en sors pas, je tente de visualiser le scénario de ma « libération » pendant le temps où je suis confiné. Je gère donc au mieux mes attentions en calculant le risque sans pour autant rentrer dans la minutie pathologique d’un phobique qui décompense. Je perds toutefois pas mal de temps et d’énergie psychique à imaginer comment les choses risquent de mal se passer lorsque je vais finir par être au « mauvais » endroit. « The wrong guy at the wrong place at the wrong moment » comme dirait Hitchcock.
J’anticipe même souvent qu’il y aura trop de monde et pas assez de place pour moi. Même une réservation en avion ou en TGV ne me tranquillise pas quand je constate qu’il y a foule sur le quai ou au guichet. Et comme nous le verrons, il serait illusoire d’aller chercher un épisode traumatique dans mon enfance : tout au plus trouvera-t-on une douloureuse expérience d’étouffement lors d’une migration de touristes dans les rues étroites du Mont Saint-Michel. En revanche, d’une manière plus générale, je souffre d’un déficit d’évaluation de la difficulté: j’ai toujours l’impression que les choses vont être plus compliquées qu’elles ne le sont. Je pousse trop loin la difficulté escomptée, j’en rajoute dans la quantité du prix à payer.
En surestimant le risque, c’est à dire en laissant plus de place qu’il n’en faut au danger (même s’il est bien réel), on pourrait croire que je me pourris inutilement la vie: c’est voir le verre à moitié vide. Côté plein, j’adore monter dans un bus vide, entrer dans une salle de cinéma déserte ou sortir le dernier, laisser ma femme conduire ou rajouter une chaise à l’arrière d’une salle de conférence. Mais là n’est pas l’essentiel. Je canalise en fait ainsi l’angoisse que génère ma culpabilité (l’impression aussi tenace qu’illusoire d’avoir commis une faute pour laquelle il me faudra payer le prix fort). Restreinte dans des circonstances limitées, mon angoisse chronique s’apaise lorsque la voie est libre, le compartiment pratiquement vide, le comptoir à moi tout seul, et que j’ai effacé tout ce qui est inutile sur ma clef USB, ce qui constitue la majeure partie de mon existence.
La névrose phobique concentre donc l’angoisse sur des objets particuliers ou des situations anxiogènes relativement précises, permettant au sujet de relâcher de temps à autre sa vigilance, et donc la tension dans laquelle elle oblige le phobique à vivre. C’est en définitive une stratégie défensive plutôt gagnante si l’objet de la phobie est bien défini. Il est en effet plus facile de gérer une aulophobie (peur des flûtes) qu’une apopathodiaphulatophobie (peur de la constipation), une chionophobie (peur de la neige) qu’une chromophobie (phobie de la couleur).
Malheureusement, des phobies moins ciblées sont parfois difficiles à cerner et à contenir. Ma chronophobie m’oblige à arriver en avance à n’importe quel rendez-vous, à continuellement planifier mon emploi du temps et à remplir des listes de choses à faire. Mais je m’apaise sur un quai de gare encore vide (à condition que le train soit affiché) ou devant mon agenda consciencieusement mis à jour et j’éprouve un merveilleux soulagement à barrer ce qui a été accompli. J’imagine que derrière tout cela se profile l’angoisse de la mort qui me cueillera avant que je n’aie eu le temps de compléter ce maudit site. Je m’estime toutefois heureux de ne pas être atteint par la rupophobie, la peur de la crasse, qui pose des difficultés récurrentes (bravo pour le jeu de mots en régie !) à sa victime et va profondément affecter la vie du névrosé, condamné à vivre entre Monsieur Propre et le baril d’Ariel.
Tout le reste est littérature. A la revoyure!
Oh la la. Moi je souffre de nanopabulophobie.je comprend mieux maintenant……
Effrayant. Mais je suis aussi quichophobe.je ne vais pas m en sortir.