N30 – Une digue contre l’angoisse

Nous avons proposé une définition de la névrose phobique différente de celle que propose la psychiatrie et sa nomenclature luxuriante qui peut prêter à rire : hexakosioihexekontahexaphobie, peur du 666. Avant la théorie de la médiation, la psychanalyse s’était intéressée à ce trouble et l’avait déjà dissocié du syndrome obsessionnel, un premier pas vers une déconstruction impérative… que l’on poursuit.

Les troubles de la Norme N30

– Je te le répète, Dumbo: la phobie est un mécanisme de défense dont tu n’as rien à craindre.

Freud aborde très tôt l’étude des phobies et en établit également une classification selon l’objet de la peur. Mais nous avons déjà statué sur le fait que l’objet du trouble ne compte pas réellement et qu’un classement est de ce fait inutile. Tels les tics des TOC, les phobies, en tant que peur, sont reconnues par les névrosés eux-mêmes comme des actes aussi déraisonnables qu’incontrôlables. Ce qui néanmoins nous intéresse nettement plus, c’est la distinction que Freud effectue entre phobie et obsession. Le psychanalyste constate que la première est associée à l’angoisse alors que le doute et la culpabilité participe également de l’état émotionnel du névrosé obsessionnel. La panique d’un côté, l’hésitation de l’autre. Cela dit, la manifestation physique de la crise peut en apparence être la même : palpitations cardiaques, sueurs froides, tremblements, stupeur…

L’intrigue de « Sueurs Froides » dont le titre original est « Vertigo » repose sur une phobie du vide, ce qui explique peut-être un trop plein scénaristique qui personnellement n’a pas mes faveurs, contrairement à Kim Novac dont je n’aurais pas détesté être l’épingle à cheveux.

Freud émet également l’hypothèse que les mécanismes psychiques à l’oeuvre ne sont pas les mêmes. Dans le cas de l’obsession, une idée fixe refoulée s’obstine à rejaillir par substitution de manière à être présentable. Dans le cas de la phobie, il y a certes souvent à la base un souvenir douloureux qu’on cherche à oublier mais c’est l’angoisse de se trouver à nouveau confronté à une situation phobogène dont il s’agit : le névrosé identifie (dans le sens de donner une identité) le danger, en le transformant par dérivation, pour mieux s’en tenir éloigné. Afin de pouvoir éviter quelque chose, il faut avant tout définir cette chose.

Or dans le cas de la névrose, il s’agit d’un je-ne-sais-quoi innommable, immatériel ou insupportable. Sans forme définie, ça pourrait prendre des proportions envahissantes et d’autant plus inquiétantes et sans limites parce que la faculté timologique de mesure est altérée : le contraste entre là où ça craint et là où on ne craint rien tend à s’estomper. Dé-mesurée, l’angoisse devient intenable. La phobie compense justement cette carence segmentale en « élisant » des repères où peut s’agréger l’anxiété. Ces pilotis ne fluctuent pas au gré des circonstances et leur stabilité assure également celle du névrosé. Sont définis un et un pas là. Il ne reste plus au phobique qu’à éviter là où ça se trouve. Si ça se trouve, c’est insupportable et ça provoque la panique mais mais ça n’est pas là partout et il est donc possible de se mettre en sécurité, à l’abri, avec les précautions nécessaires, grâce à une partition de l’espace notamment, une répartition entre le lieu sûr (on parlerait aujourd’hui de zone de confort) et l’espace dangereux (la zone de turbulences, je serai même tenté de parler de « panic room » à l’envers).

Dans « En roue libre », Louise ne parvient plus à s’extirper de sa Volvo jaune : à chaque fois qu’elle tente de le faire, c’est la crise de panique. Des gitans bien intentionnés lui aménagent un toit ouvrant de fortune, ce qui lui permet d’y être sans y être.

A noter au passage, si nous ne l’avons pas encore fait, que ce qui distingue la peur motivée de la phobie déraisonnable, c’est la dangerosité de l’objet, réelle dans le cas de la peur et donc salutaire, fantasmée dans le cas de la phobie mais non moins salvatrice.

Le phobique se ménage toujours une issue de secours.

Après avoir longtemps cru que la phobie engendrait l’angoisse, Freud a renversé la causalité en affirmant que c’était l’angoisse qui causait la phobie, cette dernière étant un moyen pour le sujet de se protéger de la première. Pour imager la chose, disons que face à un courant très large, la défense consiste à canaliser le flot qui gagnera alors en intensité mais sur certains points précis qu’il s’agira d’éviter pour ne pas être submergé.

Glissement de terrain et bourbier

Avec « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (le petit Hans) », Freud va à la fois faire une découverte cruciale et s’engager dans ce que nous considérons comme une impasse. Il découvre que l’objet de la phobie est un substitut au véritable objet de l’angoisse: derrière la peur d’être mordu par un cheval, ne se cache ni la crainte de la morsure ni celle du grand équidé mais une peur plus abstraite, inconsciente et refoulée que le sujet ne parvient donc pas nommer. C’est une thèse à laquelle nous continuons à souscrire et que nous appelons l’écueil du symptôme phobique sur lequel se fracasse une psychiatrie trop positiviste : le patient panique devant les pruneaux parce qu’elle lui rappelle ses vacances en colonie sans sa mère à Agen. Trop évident et pas très convaincant. 

Les soucis de Thomas Thévenoud avec le fisc avaient permis de mettre en lumière la phobie administrative qui touche 97% des évadés fiscaux français, un drame terrible pour ces familles en proie à l’angoisse du percepteur.

En revanche, Freud va développer à partir du cas du petit Hans une théorie de la sexualité infantile, selon nous invasive, qui minera le mouvement psychanalytique. La réduction de la libido à la pulsion sexuelle sera pourtant contestée au sein même des disciples de Freud. Cela ne signifie pas que Freud a faux sur toute la ligne : une part du désir est sexuelle mais l’envie est bien plus vaste. 

Les psychanalystes ont par ailleurs remarqué que l’objet phobique peut se déplacer et que si la cure opère localement au niveau du symptôme comme dans les thérapies en vogue, la phobie peut bien réapparaitre autour d’un autre objet.

La voix off: « Hans, sortez des toilettes! Il ne vous sera fait aucun mal! L’angoisse de castration n’est pas à prendre au pied de la lettre! Le professeur Lacan est avec moi : il vous le confirmera! »

Chez le petit Hans, c’est le caractère insupportable de la vérité qui nous intéresse. Le jeune patient de Freud refoule sa véritable crainte, insoutenable pour sa quiétude, en la déplaçant vers le cheval, un objet extérieur à sa maison alors que la véritable source de son angoisse réside chez lui (peur d’être en rivalité avec son père). En conséquence, le gamin refuse de quitter sa maison, sa zone de confort, sous prétexte que le danger l’attend dehors sous une forme parfaitement identifiée et pas du tout injustifiée puisque les chevaux étaient alors nombreux en ville. Hans met ainsi à la rue la situation intenable qu’il vit en fait à l’intérieur de lui-même. Il prend la précaution d’isoler l’objet sur lequel il a déplacé sa terreur. Il aurait pu aussi bien le faire sur la cabane du jardin avec un monstre à l’intérieur ou derrière la trappe du grenier : ça n’aurait pas tant handicapé sa vie. 

Dans le court-métrage « Contretemps« , l’univers d’Anna est bouleversé lorsque sa sœur Maeve oublie une pièce de son instrument. Pour lui rapporter, Anna se confronte au monde extérieur où ses peurs se matérialisent. La pièce à rapporter joue le rôle d’objet contraphobique tout en étant la source de cette angoisse.

Mais ce qu’il faut noter, c’est qu’il prend appui sur une réalité matérielle pour se rassurer et se ré-assurer (selon la formule chère aux psychanalystes) comme cet autre patient qui s’accroche à l’herbe pour ne pas tomber dans le vide. Le phobique n’arrive pas à faire timologiquement (c’est à dire abstraitement ou structuralement) la part des choses et il a besoin d’une démarcation matérielle pour assurer le contraste entre le sûr et l’angoissant, l’unique et le foisonnant, le fixe et le mouvant. Ce qui fixe, sûr et unique, c’est paradoxalement l’objet de la phobie: bien sûr, il provoque la panique mais celle-ci peut être contrôlée parce qu’elle est bien délimitée, et une fois pour toute. Hans a peur d’être mordu par un cheval s’il sort de chez lui. Tant qu’il est à l’intérieur, il est sauf. 

La matérialisation des peurs d’Anna pour les besoins du court-métrage ne doit pas faire penser que le phobique est psychotique et victime d’hallucinations.

On se souvient que l’aphasique de Broca très atteint ne parlait plus que par mots ou même par monosyllabes stéréotypés s’il était phonologique. Le patient n’avait plus la capacité de gérer les frontières syntaxiques: alors il compensait par le lexique au sein d’une unité sémiologique figée pour ne pas partir en cacahuète. Nous postulons qu’il en va de même pour le phobique qui se crée un cadre segmental en béton pour conjurer l’angoisse et maitriser l’intolérable sous la forme d’une phobie qui fixe la panique dans un espace clos, une unité timologique figée certes mais solide. Le phobique sait implicitement que son anxiété ne se réveillera pas tant qu’il ne sera pas en présence de l’objet phobique. Ça ne l’empêche pas d’être sur ses gardes et hypervigilant pour ne pas tomber dessus justement par mégarde et relâchement. Mais le phobique s’assure ainsi une existence en partie normale.

Pantophobie?

Tout est dans le titre ! C’est fantastique et donc irréel. A moins que… par un glissement métonymique…

En 1911, Théodule-Armand Ribot décide de faire le malin en inventant le terme de « pantophobie », la phobie de tout. Il décrit cette dernière comme un « état où le patient craint tout et n’importe quoi ». Et il ajoute que « l’anxiété, plutôt que d’être focalisée sur un objet, va et vient comme dans un rêve et passe d’un objet à l’autre selon les circonstances ». Ceux qui ont bien suivi auront compris qu’on se trouve devant un problème de cohérence. Je m’explique.

Alors, mon pauvre Scottie, ça n’a pas l’air de s’arranger. Combien de fois faudra-t-il te répéter que c’est la débandade qui t’angoisse, pas la peur de te casser la gueule !

La phobie réussie génère un objet de panique fixe, unique et précis. Si j’ai la phobie des chevaux, je n’ai qu’à pas fréquenter les centres équestres, renoncer aux westerns et parier sur les matchs de foot. Ça peut ne pas vraiment perturber mon existence. Pour la phobie du vendredi 13, la paraskevidékatriaphobie, il suffira de prendre un bon sédatif les jeudis 12 au soir pour ne se réveiller que les samedis 14 et hop le tour est joué.

Mais Ribot émet l’idée que la phobie pourrait fluctuer au gré des circonstances et que l’angoisse pourrait par conséquent se réveiller sans crier gare : on aurait alors affaire à une phobie foireuse, si je puis me permettre. Mal définie et fluctuante, elle ne serait alors que d’un faible secours dans la panique généralisée. La seule solution pour le phobique serait alors la tétanie ou la syncope, la prostration et le confinement.

Cette inquiétude globale devant l’imprévisible et le mouvant existe mais pas, semble-t-il, avec l’intensité de la panique phobique qui paralyse littéralement le sujet atteint. La crainte de l’imprévu touche d’ailleurs la plupart d’entre nous, surtout justement quand on planifie un évènement qu’on souhaite organisé pour qu’il ne ressemble pas au quotidien. Si j’imagine un menu de fête, ce n’est pas pour me contenter de ce qu’il y aura dans le frigo ce jour-là. Si j’invite, c’est pour être sûr que certains viendront mais pas le tout-venant non plus. Cela dit, il y aura forcément des aléas. On peut les redouter et multiplier les Égards au sein de la Mesure pour se ré-assurer. On peut aussi voir venir et aviser. L’imprévu possible mettra bien évidemment le phobique sur ses gardes et l’obligera à prendre des précautions, tel ce patient arachnophobe qui inspectait les dessous des meubles du cabinet de son analyste avant de se poser sur le divan. Le phobique se méfie en fait de tout ce qui peut masquer l’objet de sa phobie et lui créer une mauvaise surprise. La proposition de Ribot ne nous semble donc pas recevable et on ne parlera plus de pantophobie.  

Un doudou contraphobique?

Touchée par la phobie de Noël, Alexia contre-attaque… avec un certain succès chez ses collègues du bureau.

Deux psychiatres du XIXe siècle, Legrand du Saulle et Westphal, ont observé qu’une personne ou un objet particulier pouvait avoir un effet tranquillisant sur le phobique. L’accompagnateur ou n’importe quel élément communément appelé aujourd’hui objet contraphobique permettait au sujet d’affronter des lieux de sa peur. Je dis lieux parce que ces psychiatres ont plus particulièrement travaillé sur l’agoraphobie. Accompagné, le sujet affronte plus facilement la foule et d’une manière plus générale la vie. Ne serait-ce qu’un petit chien peut l’aider à traverser des espaces vides.

Dans « Arachnophobia », le docteur Ross Jennings n’est autre que Jeff Daniels, à ne pas confondre avec son frère Jack. Comme l’indique le titre du très mauvais film dont il est le héros phobique, Ross craint les arachnides, ce qui lui fera fuir la campagne et retourner à San Francisco après avoir zigouiller toutes les méchantes araignées vénézuéliennes. Voilà, vous savez tout, ne le louez pas!

Durant l’enfance, cette tactique est très fréquente et efficace. Ainsi, l’enfant pourra développer de multiples phobies dans son parcours. Elles seront la plupart du temps transitoires avec un dénouement spontanément favorable. Au lieu de se prendre la tête avec des soucis qui le dépassent, l’enfant devra gérer des peurs étranges comme la peur du monstre, la peur du noir… Le parent sert alors d’objet contra-phobique, rassurant. Mais comme on n’a pas toujours un parent sous la main, le doudou fait l’affaire. 

Chez l’adulte, la phobie est durable et ne disparait pas d’elle-même. Sans thérapie, le sujet phobique ne saura pas conscientiser la véritable source de son trouble. Il doit se contenter de gérer ce dernier par évitement ou stratégie contraphobique quand le premier se révèle trop contraignant: il faut bien se résoudre à affronter ce qu’on ne peut esquiver. Mais dans l’un et l’autre cas, il s’agit de vivre avec sa phobie, pas de la soigner. D’ailleurs, le sujet n’en ressent pas obligatoirement la nécessité car, si sa phobie se traduit par une peur bizarre, elle n’en est pas moins concrète et objectivée, circonscrite et possible à gérer.

– Ah non, pas de traitement ! Laissez-moi ma phobie! Je veux pas qu’on me soigne !

En revanche, les angoisses profondes et pleines d’inconnu, et les conflits psychiques culpabilisants où s’affrontent un désir et son interdit sont trop douloureux à garder à la conscience et le refoulement se charge de les renvoyer d’où ils viennent. Les tensions internes cherchent pourtant à rejaillir constamment mais la phobie les nasse justement dans un objet dit « dérisoire » où se concentre toute cette intensité négative. La phobie agit donc comme une protection par déplacement du conflit psychique. Les techniques pour y faire face n’éradiquent pas le problème et c’est pourquoi la psychanalyse propose de remonter jusqu’à la source véritable de trauma initial et ça peut prendre un peu plus longtemps que quelques séances de thérapie cognitives et comportementales (TCC) car l’inconscient est retors. 

– Je t’en prie, Martin, fais disparaitre ce nain à brouette !

Les TCC partent du principe que l’évitement renforce la phobie alors que l’exposition progressive à l’objet phobique est censée permettre sa neutralisation. La phobie est perçue comme une gêne qui affecte le bien-être de la personne et doit donc être mise hors d’état de nuire par mithridatisation. Mais si c’est un mécanisme de défense, l’inconscient restera-t-il sans réagir? Et de toutes façons, la mesure altérée ne s’en trouvera pas rétablie pour autant.

Tout le reste est littérature. A la revoyure !