N31 – Névrose, terre de contrastes

La présentation des troubles névrotiques peut à ce stade paraitre incomplète: elle l’est en effet. Car aux épisodes dépressifs sur lesquels nous nous sommes jusqu’à présent arrêtés, succèdent des phases dites « maniaques » où le névrosé fait relâche et se lâche.

Les troubles de la Norme N31

Paul-Émile Victor, bi-polaire avant tout le monde… un visionnaire et un pionnier !

Alfred a fait une carrière dans la magistrature entre Rennes et Paris qu’une longue dépression l’a contraint à finalement abréger en pré-retraite. Marié, il a eu trois enfants, et une vie professionnelle plutôt réussie à l’origine, ponctuée de vacances annuelles dans les Alpes et de séjours plus fréquents encore dans la résidence de la famille de son épouse sur la côte bretonne. 

La maladie s’est d’abord manifestée par de longues périodes d’abattement, et un manque d’envie généralisé incompatible avec son métier de magistrat qui nécessite des prises de décision et des jugements assumés. Quand il ne fait pas de longs séjours en clinique, Alfred passe l’essentiel de son temps dans sa chambre, souvent alité, en pyjama, en robe de chambre ou en jogging, comme s’il trainait avec lui un épuisement physique chronique qui le rend la plupart du temps silencieux.

Est-ce que les cucurbitacées?

Il ne néglige pourtant ni son hygiène corporelle ni son appétit, ne fuit pas la conversation mais ne cherche pas non plus à l’entretenir. Il montre néanmoins, en dehors de la lecture du journal régional et du journal TV, très peu d’intérêt pour le monde qui l’entoure et son environnement familial avec une tendance à la radinerie. A la retraite, une fois vendu sa résidence principale, Alfred passe de plus en plus de temps dans la maison familiale au bord de la mer où il mène une existence en retrait assez semblable à celle qu’il vivait dans son appartement en ville, une routine que vient à peine rompre les visites de ses enfants et petits-enfants. Il présente donc la plupart des symptômes d’un état dépressif profond, c’est d’ailleurs le diagnostic des psychiatres qu’Alfred consulte.

Des bas et des hauts

Ces périodes plutôt ternes et sans reliefs sont toutefois régulièrement interrompues par des phases où Alfred fait preuve d’initiatives surprenantes qui, au lieu de réjouir son entourage, suscite chez celui-ci une certaine inquiétude. Alors que Alfred est d’habitude carrément économe, le voilà à dépenser sans compter au moyen de la commande par correspondance sur catalogue (Internet n’est pas à cette époque encore répandu dans le grand public). Ces achats compulsifs vont de l’appareil-photo très sophistiqué aux collections de disques et de timbres qui restent parfois dans leur emballage, en passant par des vêtements de sport aux couleurs vives qui surprennent ses proches.

A l’arrière-plan, on ne le reconnait pas mais c’est Benoit Poelvoorde qui ne cache plus sa bipolarité depuis longtemps.

L’élément le plus marquant est sans aucun doute l’acquisition de maillots de bain rouges de type string, un choix très détonnant sur la plage familiale qu’il fréquente durant ces périodes d’activité retrouvée, d’autant que sa maigreur et sa blancheur ne font pas d’Alfred un Apollon de la Côte d’Émeraude. Mais le plus surprenant, c’est l’énergie qu’il déploie dans ces phases actives pour aller nager dans la mer, là où il n’a pas pied, parfois au péril de sa vie. Il ressort transi de ses bains prolongés. Plus d’une fois, il présumera de ses forces et frôlera la noyade, nécessitant une assistance au poste de secours où il est connu. C’est d’ailleurs à l’issue d’un de ces bains de mer aventureux qu’il perdra la vie d’un arrêt cardiaque.

Dans « Ça casse mais pas n’importe comment… », Jean-Claude Schotte écrit que « qualitativement, chez les compulsifs, le drame est polarisé entre leur scrupulosité anxieuse (…) et leur occasionnelle désinvolture insouciante, tout à fait paradoxale ». La désinvolture permet d’affronter le danger avec une légèreté qui ne calcule pas le risque à sa juste valeur quand la scrupulosité ne cesse d’appréhender l’erreur de jugement. Le chercheur médiationniste n’utilise pas le terme de « bipolaire » mais c’est bien évidemment de cette bascule périodique entre deux humeurs extrêmes et opposées qu’il s’agit.

– N’insistez pas, Martin, vous n’avez absolument pas le profil d’un névrosé…

Avant de voir comment la bipolarité s’inscrit parfaitement dans le cadre dialectico-structural du modèle de la Norme, regardons comment la littérature psy (ici le manuel MSD, sorte de guide de conduite des psychiatres cliniciens) décrit la symptomatologie des « troubles bipolaires ». A noter que les termes de « dépression maniaque » et de « psychose maniaco-dépressive » (PMD) ne sont plus officiellement en usage. Celui de « trouble cyclothymique » (#thymique) est réservé à une forme très atténuée de la bipolarité. De plus, les troubles bipolaires s’inscrivent dans les troubles de l’humeur qui comprennent également la dépression. Cette dernière est présentée comme « une tristesse suffisamment sévère et persistante pour perturber le fonctionnement quotidien et souvent par une diminution de l’intérêt ou du plaisir procurés par les activités ». Je vous renvoie à un article sur les dérèglements de l’humeur que j’ai publié l’an passé et qui tend à renvoyer la dépression vers l’apathie et l’aboulie, la désaffection et la démotivation, un en-deçà de la névrose humaine. 

– Toussa, toussa…

L’ennui avec la manière dont William Coryell, l’auteur de l’article du MSD, présente le trouble dépressif majeur ou unipolaire, c’est la foison contradictoire des manifestations qu’il évoque. Je cite par ordre d’apparition à l’écran: « Humeur dépressive pendant la majeure partie de la journée. Diminution marquée de l’intérêt ou du plaisir dans toutes ou presque toutes les activités pendant la majeure partie de la journée. Gain ou perte de poids ou diminution ou augmentation de l’appétit significatifs (> 5%). Insomnie (souvent insomnie de maintien du sommeil) ou hypersomnie. Agitation ou ralentissement psychomoteur observés par des tiers (non auto-déclarés). Fatigue ou manque d’énergie. Sentiment de dévalorisation ou de culpabilité excessive ou inappropriée. Aptitude à penser ou à se concentrer diminuée ou indécision. Pensées de mort ou de suicide récurrentes, une tentative de suicide, ou planification suicidaire spécifique. » Au moins cinq de ces symptômes doivent être « présents presque tous les jours pendant la même période de deux semaines, et l’un d’eux doit être une humeur dépressive ou une perte d’intérêt ou de plaisir ». Manque de concentration, idées noires, suicide ou tentative, auto-dénigrement, culpabilité excessive, indécision, prise de poids ou perte pondérale, anorexie ou boulimie, abattement prolongé, désintérêt, anhédonie (absence de plaisir), l’ensemble fait un peu fourre-tout et manque à notre avis de cohésion. Et c’est à travers ce fatras de symptômes que nous essayons d’y voir un peu plus clair. 

Chez l’obsessionnel, nous ne retiendrons donc que le problème dans la décision, l’hésitation chronique et la culpabilité. Le reste nous semble relever de l’apathie et de l’aboulie, et par conséquent d’un dysfonctionnement biologique et pas, à proprement parler, psychologique ou, en termes médiationnistes, timologique. Revenons donc à ce qui nous occupe ici, le fonctionnement en TOR (tout ou rien) qu’on connait bien dans l’univers de la vanne et du conduit. 

Retour au MSD

On ne l’a jamais appréhendé de cette manière mais l’Étrange Cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde présente une troublante similarité avec les troubles qui nous occupent… sauf que la drogue joue un rôle prépondérant chez Stevenson et nous oblige à en conclure que c’est de la triche.

Qui dit bipolaire, dit alternance des états extrêmes : « Le trouble bipolaire débute par une phase aiguë de dépression ou de manie suivie d’une alternance de rechutes et de rémissions. Les rémissions sont souvent complètes, mais de nombreux patients ont des symptômes résiduels, et pour certains, leur capacité de travail est fortement altérée. Les rechutes sont des épisodes de symptômes plus intenses avec manie, dépression, hypomanie ou un mélange de symptomatologie dépressive et maniaque.Les épisodes durent de quelques semaines à 3 à 6 mois; les épisodes dépressifs durent généralement plus longtemps que les épisodes maniaques ou hypomaniaques.La durée des cycles, entre l’apparition d’un épisode et l’épisode suivant, varie chez les patients. Certains patients ont des épisodes peu fréquents, parfois quelques-uns au cours de leur vie, alors que d’autres ont des formes à cycles rapides (habituellement définis par ≥ 4 épisodes/an). Seule une minorité alterne manie et dépression à chaque cycle; dans la plupart des cas, l’un ou l’autre prédomine. »

Quantitativement, la balance semble pour Coryell plutôt pencher vers une prédominance dépressive, avec des accès de manie (phases down & up dans la version américaine). A noter que Schotte évite de reprendre ces termes qui nous semblent à nous aussi source de confusion. 

L’étrange cas de Britney Spears qui passa du stade d’idole de mes deux filles à celui moins enviable de skinhead sous tutelle paternelle.

Nous récusons également l’association « troubles bipolaires » puisque la bipolarité n’est pas une pathologie en elle-même : pour la théorie de la médiation, elle représente un symptôme de la névrose obsessionnelle et, comme nous allons essayer de le montrer, de tous les troubles autolytiques de la Norme. Elle est la manifestation d’un échec du compromis éthique entre une analyse structurale inactive par essence et un passage à l’acte décisionnel dans la phase performantielle de la dialectique. En d’autres termes, la pulsion trouve normalement une EXpression, autre et partielle mais régulière, qui évite la SURpression. Le débordement par excès résulte d’une censure trop forte et d’une contention prolongée qui cède soudainement.

Comme une cocotte-minute

Dans quelle mesure, la recherche de la perfection ne dissimule-t-elle pas l’angoisse d’avoir à « rendre sa copie » chez les grands artistes?

Une retenue éthique sans suffisamment d’échappatoire morale crée de la tension et de l’anxiété. Un refoulement massif sans une régulation par filtrage mène à un débordement comme un barrage sans lâcher d’eau ou à une montée de la pression comme une cocotte-minute sans soupape. Ce débordement, c’est la décompensation qui, chez l’obsessionnel, se traduit par ce que Schotte qualifie de « désinvolture insouciante »: le névrosé « se lâche » et adopte à l’occasion un comportement totalement à l’inverse de sa retenue habituelle.

Voici ce que le MSD écrit à propos de la manie : « Un épisode maniaque se définit par ≥ 1 semaine d’une humeur durablement élevée, expansive ou irritable et par une augmentation persistante de l’activité ou une augmentation sensible de l’énergie dirigée vers un objectif plus ≥ 3 symptômes supplémentaires (ou ≥ 4 si l’humeur n’est qu’irritable) :

Julius Kelp… disons… en phase down…

Estime de soi exagérée ou idées de grandeur. Réduction du besoin de sommeil. Plus grande volubilité que de coutume. Fuite des idées ou accélération de la pensée. Distractibilité. Augmentation de l’activité dirigée vers un but ou de l’agitation psychomotrice. Engagement excessif dans des activités à fort potentiel de conséquences douloureuses (p. ex., achats impulsifs, investissements déraisonnables). 

… et Mister Love, en phase UP !

Les maniaques sont infatigables et s’engagent de manière excessive et impulsive dans des activités plaisantes, à haut risque (p. ex., le jeu, les sports extrêmes, la promiscuité sexuelle) sans se rendre compte des risques potentiels. Les symptômes sont si graves que les sujets ne peuvent pas remplir le rôle qui est le leur (p. ex., activités professionnelles, école, vie familiale). Des investissements imprudents, des dépenses inconsidérées et d’autres choix personnels peuvent avoir des conséquences irréparables. Les patients en épisode maniaque sont exubérants et extravagants ou habillé de vêtements voyants et colorés; ils ont souvent des manières autoritaires, et sont logorrhéiques. Les patients peuvent faire des associations sonores (de nouvelles pensées sont déclenchées par les sons des mots plutôt que par le sens). L’attention est labile, le patient passant en permanence d’un thème à un autre ou d’une action à une autre. Cependant, il a tendance à penser qu’il n’a jamais été en si bonne forme. » On reconnait sans difficulté le comportement « à risques » d’Alfred. 

Chez Robin Williams, la névrose a pris un caractère tragique lorsqu’elle s’est combinée avec le Parkinson.

Le MSD poursuit avec les incidences de cette conduite désinvolte sur les relations sociales du sujet : « Le déni des troubles et l’augmentation de la capacité à mener des actions conduisent souvent à un comportement intrusif et peuvent être une association dangereuse. Des conflits relationnels apparaissent et le patient peut avoir le sentiment d’être persécuté ou traité injustement. Par conséquent, les patients peuvent être dangereux pour eux-mêmes ou pour d’autres personnes. L’accélération de l’activité mentale est ressentie comme une accélération de la pensée par le patient et est vue comme une fuite des idées par le médecin. Les manifestations psychotiques de la manie sont une manifestation plus extrême, avec des symptômes psychotiques qui peuvent être difficiles à distinguer de la schizophrénie. Les patients peuvent être mégalomanes ou avoir un délire de persécution (p. ex., le sentiment d’être Jésus ou être poursuivis par le FBI), parfois avec des hallucinations. Le niveau d’activité augmente nettement; les patients peuvent avoir une fuite en avant, crier, jurer ou chanter. La labilité de l’humeur augmente, souvent avec une irritabilité accrue. Une véritable confusion mentale (manie délirante) peut apparaître, avec perte complète de la cohérence de la pensée et des comportements. » 

Le suicide de Robin Williams (oui, enfin là, c’est Jim Carrey) a entrainé un certain nombre de « coming out bipolaires » chez les comédiens (cela explique le pourquoi de la photo) et les chanteuses. En 2014, une étude britannique a même cherché à savoir s’il y avait une relation entre le métier d’acteur et « certaines névroses ». Les résultats montrent notamment que les humoristes sortaient du lot de part leur personnalité plus introvertie que la moyenne des acteurs.

Là encore, nous serons plus prudents : la dissociation des plans 3 et 4 nous permet de préciser la question de l’origine du trouble et de ses incidences sur le comportement. Se prendre pour Jésus ne nous semble pas résulter d’un trouble de la Norme mais plutôt d’un cas de paraphrénie, excès d’analyse de la Personne. Et si vous vous prenez pour le Messie et que votre entourage ne se montre pas prêt à jouer les apôtres, la relation deviendra conflictuelle, pouvant aller jusqu’au sentiment de persécution et à l’irritabilité sur un plan thymique du fils de Dieu contrarié. Mais ce sera alors le trouble de la personnalité qui aura une répercussion sur l’humeur du psychotique et non l‘effervescence maniaque qui déboucherait sur un délire mégalomaniaque. 

Remonter à la source exacte du problème n’est pas tâche aisée et il ne faut pas se laisser abuser par les apparences, d’autant que la nosographie en vigueur ne facilite pas le travail. On pourra nous reprocher d’être schématique mais il faut souffrir que le modèle le soit pour un temps plutôt que de se perdre en collecte de manifestations mal interprétées. De ce fait, il nous parait essentiel de rechercher chez patients dits « bipolaires » la nature exacte de la névrose en phase dépressive qui constitue le ferment de la phase d’exaltation.

La bipolarité est un symptôme, pas une pathologie

« Avec tous les antidépresseurs que je prends depuis des années, je ne vais quand même pas cracher sur les vaccins. Je carbure aux médicaments depuis que je suis petit. Sans eux, je ne vous parlerais pas aujourd’hui, c’est ce qui me permet d’être équilibré en journée. » Benoit Poelvoorde, un peu imprudent et paradoxal pour 20 minutes.

Arnaud a d’ordinaire l’air soucieux ou désolé et on peut à tout moment déceler de l’inquiétude dans son regard : à qui ne le connait pas, ces coups d’oeil peuvent toutefois apparaitre comme de la malice. A 60 ans, Arnaud est marié de longue date, père de quatre filles qui ont toutes bien réussi socialement et sentimentalement. Avec son épouse, ils se sont toujours attachés à leur offrir tout ce  qu’ils pouvaient pour leur avenir. Arnaud est en outre très serviable, toujours prêt à donner un coup de main pour un déménagement. Il travaille dans le domaine de la plomberie et des installations sanitaires et a fait l’essentiel de sa carrière dans une entreprise locale renommée jusqu’à ce qu’il y rencontre des problèmes avec des « collègues » plus « ambitieux » que lui qui lui ont fait sentir qu’il n’était peut-être plus à sa place dans l’entreprise. Au lieu de prendre du grade, il a stagné sans se saisir des responsabilités qui auraient dû lui incomber au regard de son expérience, de son ancienneté et de ses compétences techniques : Arnaud connait en effet très bien le métier et se montre particulièrement consciencieux mais il est difficile d’établir si cette situation est due à son renoncement inconscient à progresser dans la hiérarchie ou à un refus de celle-ci de le faire évoluer, ou les deux à la fois. Toujours est-il qu’Arnaud a commencé à ressentir du mal-être qui s’est traduit par un affaissement de son humeur, la persistante d’une certaine morosité, et une chute de son estime de soi qui l’a conduit à se mettre en arrêt maladie de plus en plus souvent. 

Son épouse est par contraste sur-investie dans son activité professionnelle et lectrice quasi-boulimique de romans. Elle a surmonté un cancer avec détermination et a repris dès que possible son poste. On peut parler dans son cas de « workoolisme » (addiction au travail). De plus, c’est elle qui mène la barque familiale et qui prend les décisions importantes car Arnaud est incapable de le faire de son propre chef, s’en remettant toujours à l’autorité de sa femme.

Aucune étude sérieuse n’a encore été menée sur la bipolarité chez les plombiers-chauffagistes, une profession pourtant très exposée aux phénomènes de pression et de purge.

Arnaud a finalement dû quitter son entreprise malgré tous les aménagements professionnels que sa direction avait réussi à négocier avec lui. Il a tout de même fini par monter une micro-entreprise de petits travaux ménagers. Homme à tout faire, il dépanne les particuliers, répare ou débarrasse, peint des murs ou réalise des travaux de plomberie. A noter toutefois qu’en temps normal, il reste bien dans les limites des compétences qu’il s’est fixé: si le problème se révèle plus retors que prévu, il renonce assez facilement car la difficulté l’angoisse et il ne s’engage pas dans des travaux qui demanderaient trop d’initiative et donc de prise de risques. On peut donc compter sur Arnaud pour déboucher la tuyauterie ou changer une serrure mais pas pour casser un mur et refaire à neuf une installation défectueuse. Son nouveau statut, même s’il n’a rien de glorieux, lui convient pourtant parce qu’il se sent à nouveau socialement utile, son image de lui-même s’est améliorée d’autant que son épouse est soulagée de l’avoir vu reprendre une véritable activité à l’extérieur, même si Arnaud a toujours énormément oeuvré pour l’aménagement de leur propre maison, finissant un chantier pour en commencer un autre à chaque nouvelle phase maniaque. 

Il a été diagnostiqué « bipolaire » suite aux observations de son entourage et il est allé consulter un psychiatre au CHS local. 

Steve Zissou dans « La Vie aquatique », une enquête sur la dépression en milieu hauturier. Soit il s’abandonne à la mélancolie parce qu’il n’est pas reconnu à sa juste valeur et craint d’être oublié, soit il monte des opérations rocambolesques et risquées afin de se persuader qu’il existe.

Arnaud traversait en effet des périodes où son attitude sociale dérapait en public. Des blagues graveleuses, associées à une exubérance verbale, jetaient souvent le trouble dans les conversations. Une irrépressible envie de faire des allusions sexuelles, parfois appuyées, le prenait en compagnie, provoquant une certaine gêne dans l’assistance. L’esprit grivois d’Arnaud subissait une réprobation ferme mais discrète ou ironique de son épouse qui, semble-t-il, ne répondait pas suffisamment en privé aux aspirations libidinales de son mari, ceci expliquant cela. Ces débordements verbaux correspondaient à des périodes de bricolage intense et de travaux dans leur maison. 

Arnaud a participé à un programme pour bipolaires et suivi un traitement qui stabilise son humeur. Aucune investigation n’a été dirigée vers la recherche d’une névrose. Il nous semble pourtant qu’Arnaud souffre d’un refoulement excessif de ses pulsions pour une bonne part sexuelles. Les circonstances et sans doute ses propres dispositions ont fait que son épouse n’a pas pu répondre suffisamment à son désir et que la retenue éthique stricte d’Arnaud ne l’a pas amené à épancher sa libido en dehors de son couple, d’où cet excès d’allusions graveleuses en phase désinvolte. On est loin de la sublimation freudienne mais tout le monde n’est pas né dans la haute société viennoise. Arnaud se débrouille comme il peut pour ne pas exploser. Ses saillies gauloises n’ont d’ailleurs jamais porté à conséquence. Son entourage s’est toujours contenté d’en rire, ses extravagances n’ayant jamais masqué la véritable personnalité généreuse et loyale d’Arnaud qui pouvait tout aussi bien diriger son énergie vers des coups de main très appréciés de son entourage.

En Chine, le barrage des Trois-Gorges en pleine phase maniaque…

Le contraste entre les hauts et les bas chez les névrosés bipolaires est souvent spectaculaire et parfois difficile à vivre pour les proches. La joie intense, l’énergie débordante, l’impulsivité et un faible besoin de sommeil ne sont pas toujours faciles à suivre surtout que le bipolaire au stade maniaque fait aussi de mauvais choix, son jugement n’étant pas en phase avec la réalité et pouvant présenter des risques pour lui-même et pour les autres. Hypersexualité, multiplication des partenaires, jeu d’argent, consommation d’alcool et de stupéfiants, sports extrêmes, le névrosé désinhibé n’a que l’embarras du choix pour se mettre en danger par excès de confiance. 

Par chance, le mouvement de balancier n’est pas toujours aussi radical et violent. C’est pourquoi le MSD distingue les troubles bipolaires de type 1 et 2. La dialectique met le modèle de la Norme à l’abri de ces catégorisations inutiles. On cherchera donc à déceler des tendances plus ou moins marquées, plutôt qu’à délimiter des cases, la similarité entre le symptômes plutôt que leur apparente différente en terme d’intensité. C’est ce que Jean-Claude a, je crois, réussi avec un certain brio dans les portraits-robots de névrosés que nous développons dans ces pages.

Et le phobique?

La dérobade n’est pas que le fait des névrosés phobiques. Nous y reviendrons dans un prochain chapitre avec les psychopathes.

Le pari heuristique d’analogie et le modèle de la Norme nous obligent à rechercher les manifestations de cette labilité critique sur l’axe d’analyse génératif cette fois. Je cède donc le micro à nouveau à Jean-Claude Schotte : « Quantitativement, chez les phobiques, ce drame est polarisé entre leur dérobade paniquée, impuissante, indécise (face à une décision à prendre ils reculent encore et encore pour se prémunir plus complètement, ou ils s’encombrent de décisions futiles pour tout prévoir, mais surtout gardent au moins une porte de sortie pour ne pas être coincé) et leurs entreprises à hauts risques, véritablement téméraires mais calculées jusque dans le plus infime détail, planifiées de main de maître d’une étape à la suivante, paradoxales. » 

Dans la phase dépressive (qu’on prendra ici dans le sens de période d’hyper-refoulement et de blocage libidinal), le phobique se dérobe devant l’objet de son angoisse, après toutefois avoir concentré et circonscrit celle-ci dans une Mesure, un cadre certes figé mais protecteur. 

Nous avons dans le chapitre précédent essayer de faire comprendre que le phobique rencontre des difficultés à gérer la segmentation et pour pallier ce défaut dans le dosage et la distribution des Égards, il sclérose la barrière entre ce qui doit être fait ici et maintenant et ce qu’on peut remettre à plus tard et ailleurs. Dans la mesure où l’objet phobique a été mis à l’écart ou remis à plus tard, le névrosé multiplie les décisions préventives jusqu’à prendre des précautions superfétatoires et inutiles. Ce n’est qu’acculé par les circonstances, quand vraiment reculer n’est plus possible et que la réalité s’impose à la Norme, que le phobique s’exécute, tout en cherchant à se ménager une ultime issue de secours, une porte par où se dérober si l’affrontement avec l’objet devient insupportable.

Rien, hormis le fait qu’il n’ait rien écrit depuis plus d’un siècle, ne permet d’affirmer qu’Alphonse Allais était un procrastinateur.

Le lecteur aura peut-être reconnu dans cette stratégie de report la désormais célèbre procrastination (pourquoi remettre à demain, ce qu’on peut faire dans deux jours? selon Alphonse Allais). La procrastination est une manière de combattre l’anxiété en repoussant l’échéance de ce à quoi on ne peut pas faire face dans l’immédiat mais procrastiner ne se résume pas à décaler la date-limite mais cela consiste également à meubler cet espace devenu vacant par des décisions à l’utilité réduite, voir nulle, qui n’engagent à rien mais font illusion et occupe l’esprit. Ce défaut de gestion de l’urgence qui permet normalement de planifier et de répartir les décisions à prendre selon leur degré d’urgence entraine le phobique à accumuler les soi-disant priorités parmi les Attentions qui se bousculent alors au portillon. Et si le contexte n’en fournit pas suffisamment, le phobique les invente sous prétexte de sécurité et donc de prévention.

En qualité de chroniqueur bénévole, Edgar participe à la rédaction d’articles pour un petit journal mensuel à faible tirage dont la date de bouclage est régulière et immuable. Il la connait donc bien à l’avance. Pourtant, c’est toujours lui qui remet sa copie en dernier. Il angoisse tellement à l’idée d’envoyer son texte qu’il en recule à chaque fois, autant qu’il le peut, l’échéance, toujours à se relire, à chercher l’erreur et à bonifier sa prose. Il lui est même arrivé d’« oublier » de simplement cliquer sur la touche « envoyer » de sa boite mail ou d’expédier son texte le lendemain du jour de bouclage persuadé d’être dans les temps. 

Edgar est presque systématiquement en retard. Mais il ne se confond jamais en excuses et joue l’esquive avec humour car il a toujours une justification impérieuse qui l’a contraint à ne pas être à l’heure.

Vous me suivez?

Lors des réunions, il prend des notes sur un petit cahier d’une écriture serrée en « pattes de mouche » et dès qu’il est rapporteur, accomplit sa tâche avec une rigueur et une précision peu communes. Ses questions sont toujours pertinentes et pointues, précises et savamment embarrassantes, parfaitement formulées quoiqu’un peu longues, grâce à ces notes qu’il prend avec méthode. 

Son mode de vie assez spartiate le conduit à ne pas utiliser les modes de paiement modernes et comme il oublie parfois de verser certaines sommes, il doit avoir recours aux cartes de crédit de ses amis pour régler ses dettes. Au confort du paiement numérique instantané, il préfère le règlement par chèque avec expédition postale qui nécessite de s’y prendre à l’avance, ce qu’il oublie parfois. Paradoxalement, il ne possède pas d’agenda. 

Son activité militante l’a conduit à proposer à quelques camarades d’inviter un intervenant prestigieux et fort demandé. Le projet est longtemps resté en suspens et Edgar a provoqué une réunion pour annoncer qu’il comptait tout abandonner parce qu’il ne se sentait pas capable de le mener à bien. Avec le soutien de ses partenaires, il a pourtant accepté de retenter le coup. Il n’avait tout simplement pas relancé le conférencier dont l’emploi du temps et les nombreuses sollicitations l’obligent à traiter les demandes avec pas mal de délai. Devant l’insistance bienveillante de ses amis, Edgar a donc accepté de faire un nouveau mail et les choses se sont précipitées. L’intervenant a finalement accepté l’invitation et Louis a alors planifié d’une manière remarquablement aboutie tout le séjour du visiteur, multipliant les contacts, délégant ce qui devait l’être et assumant sa part avec une assurance sereine. Le séjour de l’intervenant s’est déroulé comme prévu au détail près avec un beau succès et surtout à la grande satisfaction du visiteur. Cependant Edgar n’a tiré aucune vanité de cette gestion parfaitement maitrisée de l’évènement. Au contraire, une nouvelle période d’abattement et de doute a suivi cette réussite.

« Je déteste être bipolaire, c’est génial », l’album Ye du rappeur bipolaire Kanye West. Aucun commentaire ne me vient à l’esprit et c’est tant mieux parce que l’artiste est plutôt soupe au lait.

De la même manière, Edgar a rédigé avec une précision et une minutie presqu’excessive les statuts d’une association atypique afin d’y faire régner une forme de démocratie avancée. Il a cherché à anticiper toutes les dérives possibles comme on bétonnerait une constitution. Il s’est chargé des formalités administratives et de la création d’un site internet. Mais l’opération s’est momentanément soldée par une période de découragement lorsque les autres membres de l’association ne s’y sont pas investis aussi pleinement qu’il l’aurait souhaité. A plusieurs reprises d’ailleurs, il a pris des initiatives pour remédier à un problème d’organisation au sein de groupes avec des solutions alternatives abouties mais pas toujours en concertation avec les intéressés, ce qui lui a occasionné des déceptions dont il ne tient néanmoins pas longtemps rigueur à qui que ce soit. 

Edgar alterne donc les phases d’abattement durant lesquelles il doute du bien fondé et de l’efficacité de tout ce qu’il entreprend, procrastinant jusqu’à ce que les circonstances le contraignent à agir, et les phases de préméditation où il règle avec beaucoup de détermination le déroulé d’actions à caractère militant avec un souci marqué du détail. Il a alors, dans la réalisation, tendance à creuser certaines questions jusqu’à fatiguer ses interlocuteurs et à revenir obstinément sur des points qui lui semblent primordiaux : impossible parfois de lui faire lâcher l’affaire et difficile dans ces moments-là de le faire changer d’avis. Exigeant envers lui-même, il attend que les autres le soient tout autant et le manque d’investissement, de persévérance et de constance de beaucoup de militants autour de lui l’irrite. Il supporte mal la désinvolture ambiante chez les autres militants qui a le don de l’exaspérer, puis de le décourager. Il peut abandonner assez rapidement la partie comme il peut s’obstiner.

Robert Schumann alternait les phases de dépression et d’hyperactivité qui rythmaient sa production musicale: certaines années, il a écrit la plupart de ses opus majeurs, avant de sombrer dans des phases de dépression stérile. Il finira d’ailleurs ses jours dans un état mélancolique dans l’hôpital psychiatrique.

En bon névrosé phobique, l’angoisse oblige Edgar à confiner son anxiété toujours plus loin : il attendra jusqu’à l’extrême date-limite pour envoyer une lettre de motivation qu’il aura rédigée durant des heures la nuit précédant l’échéance, pesant chaque mot et relisant dix fois le résultat final. Ce n’est d’ailleurs pas la rédaction en elle-même qui l’effraie, mais l’entretien qui pourrait suivre. Une très mauvaise expérience professionnelle antérieure a provoqué chez lui un effondrement psychique durable : ce dernier est advenu au terme d’un long conflit avec sa direction et un sentiment d’abandon de la part des collègues. Des années après, Edgar redoute toujours de retrouver un emploi avec, en face de lui, une instance dirigeante avec laquelle il ne pense pas pouvoir user de la diplomatie hypocrite que réclame ce genre de situation sociale.

Procrastinateur, et généralement conscient de l’être, Edgar traverse donc de longues périodes d’abattement et de doute moratoire, parfois coupées de phases critiques d’activité intense mais de plus courte durée durant lesquelles il se révèle être un excellent programmateur. En revanche, un certain désordre règne sur sa vie personnelle où beaucoup de questions pourtant cruciales pour certains sont laissées en plan. Ainsi Edgar est propriétaire d’un bien immobilier qu’il n’habite ni ne loue (par scrupule moral) alors que sa situation financière plutôt précaire devrait le pousser à tirer profit de cette propriété, à la location ou à la vente. Mais il préfère laisser la question en suspens malgré les conseils d’autrui allant vers la liquidation de l’affaire.

Pour en finir avec la bipolarité

Entre deux enquêtes qui la galvanisent, la matière grise de Sherlock Holmes broie du noir. Il s’emmerde, se shoote et fait pleurer son violon.

Le névrosé phobique offre donc à l’observateur des symptômes parfois similaires au comportement irrésolu du névrosé obsessionnel mais la stratégie nous semble toutefois légèrement différer dans l’intention : l’obsessionnel revient toujours sur sa décision parce qu’il hésite entre un choix et son contraire et son angoisse l’empêche d’assumer son choix pour passer à autre chose. Quant au phobique, il repousse le moment du choix qui l’angoisse ou circonscrit la situation anxiogène, et dans l’enceinte sûre qu’il se constitue, il peut à loisir prendre autant de décisions qui n’auront aucune importance: elles ne sont là que pour meubler le délai que s’accorde le phobique et conjurer la culpabilité qu’il éprouve à ne pas se décider. Il n’hésite donc pas dans ses choix. Au contraire, il les assume pleinement mais ils n’ont guère d’enjeu et ne lui posent aucun cas de conscience.

Contrairement à ce que j’ai écrit en N28, je pense que le fait de dresser des listes de choses à faire relève de la névrose phobique. Le névrosé à la Mesure défaillante planifie une hypothétique action mais en la planifiant, il ne fait que la repousser, ce qui diminue momentanément l’angoisse. 

Audrey Hepburn dans Breakfast in Tiffany’s : malgré son patronyme, Holly Golightly est beaucoup plus angoissée qu’il n’y parait et sujète à des sautes d’humeur qui désarçonne son voisin amoureux.

La différence est subtile et demandera des critères d’analyse très précis pour trancher à moins que l’objet phobique n’affleure. Restons-en pour le moment à la tergiversation de l’obsessionnel qui l’amène à toujours revenir sur son choix à la différence de la reculade du phobique qui l’entraine à toujours déplacer son choix, ce qui peut parfois se confondre dans le phénomène. Mais en période maniaque, la distinction semble plus marquée entre la légèreté décontractée et inconséquente du premier et la planification méticuleuse et audacieuse du second. 

L’insouciance de l’obsessionnel désinhibé résulte de choix sans mesure du risque : la décision devient excessive non pas pour ce qu’elle est en elle-même mais par l’absence de limite qu’elle rencontre. L’achat compulsif ne pose pas problème en tant qu’achat mais dans le fait qu’irréfléchi, il est répété en dehors de toute considération éthique et des questionnements qui en temps normal assaillent le névrosé : Ai-je besoin de ce que j’achète? Mon emplette me correspond-elle? Ai-je les moyens d’acquérir ce produit? Mon désir est-il bien réel?

A contrario, l’entreprise du phobique en roue libre n’a rien d’imprudente, même si elle peut paraitre intrépide. Le danger est bien pris en compte et le risque calculé et réduit au minimum grâce à une programmation soignée. La planification n’est plus une affaire sur papier mais une organisation à l’oeuvre où la méticulosité du plan déjoue l’angoisse. Parce qu’il maitrise parfaitement les tenants et les aboutissants de l’opération, le phobique affiche un calme paradoxal au regard de son anxiété habituelle.

« J’essaie de tout donner en interview, de parler avec mon cœur. Parfois ça sort un peu bizarrement, mais c’est moi, c’est authentique. Mon père me dit : « Si tu veux, parle flamand, ils ne comprendront rien mais au moins tu ne te tromperas pas ! » » JCVD

Au j’m’en foutisme sans préméditation de l’un répond donc l’audace sous contrôle absolu de l’autre, deux attitudes sans doute plus faciles à dissocier que des comportements en phase de rétention pathologique et de dépression timologique. 

Tout le reste est littérature. A la revoyure !