N34 – Ian Curtis : la piste de l’hystérie

Si l’âge fatidique tourne autour de 27 ans chez les rockstars, Ian Curtis n’a pas attendu d’en avoir 24 pour en finir avec une vie tourmentée, une âme torturée et une Norme particulièrement sclérosée. Enquête backstage.

Les troubles de la Norme N34

On a jusqu’ici beaucoup parlé de l’hystérie au féminin. Aussi j’aimerais risquer ici une hypothèse à propos d’un jeune homme que tous les amateurs de rock alternatif connaissent : Ian Curtis. Le chanteur de Joy Division a été diagnostiqué épileptique en janvier 1979, à l’âge de 22 ans, après des crises aigües qui ont débuté quelques mois plus tôt et qui le poursuivront jusqu’à sa mort un peu plus d’un an plus tard. 

Les prestations scéniques de Ian Curtis se caractérisent par un jeu de mouvements rapides, nerveux, frénétiques, en particulier des bras : on a parlé de danse du papillon crevé voire de danse de la mouche. Cette agitation renvoie directement aux crises d’épilepsie dont Ian Curtis souffrait, parfois même sur scène. Son corps était alors traversé de spasmes incontrôlables. La similitude entre le simulacre de la maladie, dont il faisait finalement récupération, et ses réelles manifestations pathologiques était de nature à prêter à confusion, si bien que le public s’avérait parfois incapable de savoir s’il dansait réellement ou s’il subissait en fait une crise. (source Wikipédia)

Les causes de l’épilepsie restent un mystère pour la médecine et si on connait le « haut mal » à cause de ses manifestations pour le moins impressionnante (crise tonicoclonique), certaines crises sont partielles avec des symptômes variés : convulsions (contractions musculaires des membres supérieurs ou inférieurs), engourdissement, troubles du langage, hallucinations, troubles du rythme cardiaque. Ian Curtis souffrait quant à lui de crises généralisées : contractions musculaires de forte intensité des membres supérieurs ou inférieurs, secousses sur l’ensemble du corps, contractures musculaires, absence de tonus musculaire, absences ou une perte de connaissance.

Curtis commence à souffrir de crises à partir de la fin 78, moment où son groupe, Joy Division commence à sortir de l’ombre. Pour juguler ces crises, Curtis suit un traitement à base de barbituriques et de doses puissantes de sédatifs. Il en résulte une souffrance dans l’effort, qu’il se plaît parfois à exagérer, jusque sur scène.

La manière très raide et saccadée de danser de Ian Curtis évoque une sorte de transe, un état limite que les témoins des concerts rapportent en soulignant le caractère intense de certaines prestations de Ian Curtis. Son regard tout particulièrement avait un caractère halluciné tout à fait saisissant et le chanteur donnait toujours l’impression d’être au bord du malaise nerveux, prêt à « tourner de l’oeil ». Le 4 avril 1980, pendant le dernier titre du concert, alors que Curtis effectue sa fameuse danse frénétique, le chanteur ne s’arrête pas, il s’emballe, recule, trébuche et heurte la batterie en tombant : on l’évacue backstage en pleines convulsions. A peine remis, en plein milieu d’un autre concert, il devra de nouveau être secouru et emmené dans les loges. Stress, manque de sommeil, traitement médical erratique, lumières stroboscopiques, alcool, tabac, tous les facteurs agravants sont réunis pour déclencher les crises.

Son cas est d’autant plus troublant que l’une des chansons les plus emblématiques du groupe relate un épisode dramatique que le chanteur et auteur des paroles a vécu. 

A Macclesfield, près de Manchester, en marge de son activité musicale, Ian Curtis, alors âgé d’à peine plus de 20 ans, doit travailler notamment dans un centre de réhabilitation professionnelle pour personnes handicapées en tant que travailleur social. Il n’est pas anodin de constater que Curtis a quitté l’usine pour entrer dans un service d’aide social, lui même en but à des difficultés de cet ordre comme on va le voir. On se souvient aussi que Bertha Pappenheim, l’une des premières patientes hystériques de Freud avait été la première assistante sociale d’Allemagne.

Pour revenir à Ian Curtis, une jeune femme se présente à son bureau à plusieurs reprises dans l’espoir de décrocher un travail. C’est lors de certaines de leurs entrevues queIan Curtis va vivre un épisode traumatisant : la femme est prise de convulsions et tombe par terre sous les yeux du jeune travailleur social. Ces crises d’épilepsie se répètent, semble-t-il assez souvent. En tout cas, au moins une fois dans son bureau. Comme il a essayé de l’aider à trouver du travail, Ian Curtis note que la jeune femme ne se présente plus aux rendez-vous. L’espoir qu’elle ait pu trouver un emploi est refroidi lorsqu’il apprend qu’elle est morte dans son sommeil d’une crise d’épilepsie. De cet épisode pour le moins marquant et en résonance avec ses propres problèmes, Curtis tirera une chanson particulièrement troublante She’s lost control dont voici texte et traduction:

Confusion in her eyes that says it all / Le trouble dans son regard veut tout dire

She’s lost control / Elle a perdu le contrôle

And she’s clinging to the nearest passerby / Et elle s’accroche au premier venu

She’s lost control / Elle a perdu le contrôle

And she gave away the secrets of her past /Et elle a dévoilé les secrets de son passé

And said, « I’ve lost control again  » / Et dit : « J’ai encore perdu le contrôle »

And to the voice that told her when and where to act /Et à la voix qui lui disait quand et où agir

She said, « I’ve lost control again  » / Elle a dit : « J’ai encore perdu le contrôle »

And she turned around and took me by the hand / Et elle s’est retournée et m’a pris par la main

And said, « I’ve lost control again » / Et elle a dit : « J’ai encore perdu le contrôle »

And how I’ll never know just why or understand / Et comment je ne saurai jamais pourquoi ni ne comprendrai

She said, « I’ve lost control again » / Elle a dit : « J’ai encore perdu le contrôle »

And she screamed out, kicking on her side, and said / Et elle a crié, en donnant des coups de pied sur le côté, et a dit

« I’ve lost control again  » / « J’ai encore perdu le contrôle »

And seized up on the floor, I thought she’d die / Et clouée au sol, je pensais qu’elle allait mourir

She said, « I’ve lost control  » / Elle a dit : « J’ai perdu le contrôle »

She’s lost control again / Elle a encore perdu le contrôle

That I had to phone her friend to state my case / A tel point que j’ai dû téléphoner à son ami(e) pour lui exposer mon cas

And say she’s lost control again / Et dire qu’elle avait encore perdu le contrôle

And she showed up all the errors and mistakes / Et elle a montré toutes les erreurs et fautes

And said, « I’ve lost control again  » / Et elle a dit : « J’ai encore perdu le contrôle »

And she expressed herself in many different ways / Et elle s’est exprimée de beaucoup de manières différentes

Until she lost control again / Jusqu’à ce qu’elle perde à nouveau le contrôle

And walked upon the edge of no escape / Et elle a marché sur le bord de l’évasion impossible

And laughed, « I’ve lost control  » / Et elle a ri : « J’ai perdu le contrôle »

She’s lost control again… / Elle a encore perdu le contrôle

Étrange ambiguïté des paroles surtout lorsque le narrateur écrit : « J’ai dû téléphoner à son ami(e) pour lui exposer mon cas ». Son cas ? Son problème avec cette jeune femme ou son propre cas d’épileptique ? Étrange texte quasi clinique chanté, ou plutôt psalmodié, sur une musique au rythme effréné et au son agressif mais glacé. Les performances filmées montrent Ian Curtis dansant de façon très saccadée et spastique comme un pantin mal articulé, à la fois maladroit et expressionniste, toujours à la limite de la chute, un style convulsif qui impressionnait le public et qui a fortement contribué à la légende d’un artiste inadapté. Sans pouvoir être catégorique, on peut tout de même avancer que Curtis cultivera volontairement et de manière assez théâtrale cette présence scénique, pour le moins hypnotique, et en total contraste avec la scène mancunienne de l’époque.

Autre fait troublant chez Ian Curtis qui est présenté par tous ceux qui l’ont connu comme une personne réservée et franchement introvertie, c’est sa propension à exposer dans ses paroles son intimité et ses déchirements intérieurs, son sentiment d’échec et de délabrement. L’auteur transportait ses textes dans un sac plastique qu’il apportait avec lui aux répétitions du groupe. Lorsqu’il jugeait que le morceau était musicalement suffisamment avancé, il piochait dans ses textes et choisissait celui qui semblait le mieux coller au son.

Bon, vous allez me dire que je m’éloigne de notre sujet. Eh bien… pas tant que ça : l’introversion de Curtis contraste avec cette exposition de sentiments. Love will tear us apart est à ce niveau l’une des chansons les plus poignantes de l’histoire du rock sur une séparation inéluctable. Ce contraste entre personnalité introvertie en privé et exubérance émotionnelle en public a de quoi surprendre. Ian Curtis n’avait d’ailleurs nullement l’étoffe d’une icône du rock. Le groupe en rejetait lui aussi tous les codes et les débordements, à l’exception sans doute de ce style de danse spasmodique qui fera école (Thom Yorke de Radiohead notamment).

Pénétrons à présent à l’intérieur du complexe de Ian Curtis. Il nait dans une banlieue ouvrière près de Manchester en 1956. Il est à la fois répertorié comme poli, réservé, bon élève, doté d’un talent de poète et amateur de lecture d’un côté et de l’autre, sujet à des crises de violence et de rage, avec des comportements limites : prise de substances et de médicaments, vols de disques, abandon des études dès 17 ans malgré ses capacités. 

Marié à 19 ans avec Deborah Woodruff, de six mois sa cadette, qu’il a rencontrée trois ans plus tôt, Curtis mène tout d’abord une vie difficile avec pas mal de responsabilités, financières notamment à cause d’une maison à rembourser, et devient père à 22 ans. On est donc loin de l’image des rockstars anglaises extravagantes et sulfureuses. 

Toutefois, en août 1976, le jeune couple se rend au premier festival punk européen de Mont-de-Marsan. Ian est un fan de musique, glamrock et proto-punk : en 1972, il avait emmené sa future épouse à un concert de David Bowie, Ziggy Stardust à l’époque. 

Autre fait marquant : Curtis fait partie des quelques mancuniens qui voient les Sex Pistols en concert dès 1976. Il s’y fait remarquer en portant une veste avec écrit au dos « Hate » (haine) en orange fluo, ce qui contraste avec l’image vestimentaire très sobre, voire austère, qu’il véhicule au quotidien.

Curtis n’a que 20 ans lorsqu’il rejoint Bernard Sumner et Peter Hook pour former le groupe qui deviendra Joy Division. C’est d’ailleurs Curtis qui trouve ce nom provocateur qui les fera accuser de complaisance envers le nazisme : Curtis a lu The House of Dolls de Ka-tzetnik 135633 qui raconte la vie dans un quartier de prostitution à Auschwitz. Joy Division en est le nom anglais. Il peut donc être ironiquement traduit par le « quartier du plaisir » ou plus littéralement la « division de la joie », à rapprocher de « Unknown Pleasures » (les plaisirs inconnus ), titre du premier album du groupe qui annonce la rupture musicale que marque Joy Division.

Sa musique qui est parfois parfois présentée comme glaciale (cold wave after punk) et pré-industrielle présente en concert ou live une autre facette beaucoup plus énergique, fervente, rageuse et mal léchée. Curtis y est pour une bonne part avec une intensité rare aussi bien quand il chante des textes qu’il incarne que lorsqu’il semble totalement habité par le son et le rythme. 

En août 1979, Ian Curtis débute une liaison adultérine avec Annik Honoré, une journaliste belge qui travaille à l’ambassade à Londres, cofondatrice du Plank K à Bruxelles où Love will tear us appart, sans doute la chanson la plus poignante de la discographie de Joy Division, sera joué pour la première fois en public. Là encore le titre est paradoxal : il contient un oxymore saisissant qui donne l’impression de résumer le conflit intérieur de Ian Curtis. Et on en arrive à ce que je pense être le noeud du drame de l’artiste.

D’un côté, il est père d’une petite fille Natalie pour laquelle il se montre incapable de geste d’affection (il prétexte son épilepsie pour ne pas la prendre dans ses bras par exemple). Ian semble presque indifférent au bébé, il prétend qu’il perd la sensation immédiate des choses. Dans la chanson Disorder, il écrit : I got the spirit, but lose the feeling (j’ai toute ma tête mais je perd le sentiment). La mère de l’enfant veut entamer une procédure de divorce, mais Curtis refuse d’admettre que leur mariage est dans l’impasse.

De l’autre côté, Ian Curtis semble profondément amoureux d’Annik, une femme auprès de qui il parait trouver un peu d’apaisement et retrouver un peu de joie de vivre, surtout en tournée loin de son foyer. Pourtant le 7 avril, il fait une tentative de suicide par overdose d’un des médicaments qu’il prend contre les crises d’épilepsie.

Le troisième aspect du dilemme qui pourrait n’apparaitre que cornélien (le devoir et le coeur), c’est le succès croissant de Joy Division. Le groupe a vu grandir sa notoriété et son influence musicale en Europe occidentale, malgré les performances très irrégulières de Curtis. Joy Division est sur le point de partir pour une tournée aux États-Unis, une étape probablement déterminante pour sa carrière. Autrement dit, le succès et la gloire n’ont jamais été aussi proches.

Or c’est le moment que Ian Curtis « choisit » pour mettre définitivement fin à ses déchirements : 

« Le 17 mai 1980, après un coup de fil concernant le départ du lundi 19 pour les États-Unis, Ian quitte l’appartement de ses parents pour rejoindre Deborah chez elle, au 77 Barton Street de Macclesfield. Il lui répète qu’il ne souhaite pas la fin de leur mariage, tout en ne pouvant se résoudre à se séparer d’Annik. Mais Deborah, jalouse, ne veut rien partager : elle refuse. Sur ce, Ian se braque et renvoie Deborah, qui va passer la nuit chez ses parents. Ian regarde à la télévision Stroszek de Werner Herzog, cinéaste qu’il admire. Ce film raconte le parcours d’un jeune musicien allemand paumé et alcoolique qui, parti vivre le rêve américain aux États-Unis, se retrouve abandonné par la femme qu’il aime et criblé de dettes ; il finit par se suicider après une lamentable tentative de hold-up. En situation de dépression, Ian écrit une dernière lettre à Deborah, qu’il place sur le rebord de la cheminée. La teneur exacte de cette prétendue note de suicide n’a pas été révélée, mais elle ne comporte pas ses intentions de suicide, seulement le fait qu’il souhaiterait être mort. Ensuite, Ian se serait saisi d’une ou de plusieurs photos où il est avec sa petite fille Natalie, âgée d’un an à l’époque, envers laquelle il se serait senti coupable, voire envers son épouse. Il se met à écouter, à plusieurs reprises, l’album 33 tours The Idiot d’Iggy Pop. Il aurait également eu une violente dernière crise d’épilepsie. L’aube pointant, ce dimanche 18 mai 1980, il va se pendre au plafond de la cuisine à l’aide de la corde et du crochet du séchoir à linge, qui étaient accessibles. De retour vers midi, Deborah le découvre avec horreur. Pour le groupe, atterré, qui devait partir pour les États-Unis, c’est aussi un effondrement, qu’ils choisiront plus tard de dépasser pour poursuivre leur chemin en changeant le nom du groupe. Le 23 mai 1980, le corps de Ian Curtis et certains de ses objets personnels sont incinérés au crématorium de Macclesfield. »

Faisons donc  l’hypothèse suivante : alors que tout semble converger vers une issue favorable (par le divorce, Deborah laisse le champ libre à l’amour de Ian pour Annik, le succès annoncé lui ouvre une vie consacrée à la musique et à l’écriture quoique le show bizness et la scène rock soient générateurs de pressions multiples, le chanteur est soutenu par les autres membres du groupe et par son entourage professionnel, Bernard Sumner tente même de chasser ses idées suicidaires par l’hypnose), Curtis s’effondre une fois de plus nerveusement, il semble incapable d’affronter l’avenir et tous les choix qui se présentent. Il perd le contrôle parce que le désir qui le pousse vers le succès et vers l’amour (un amour réciproque avec Annik) entre violemment en conflit avec un refoulement très puissant qui le contraint à l’échec. Peut-être voudrait-il aussi assumer ses fonctions de père et d’époux auxquelles il a pourtant renoncé en allant chercher la paix dans d’autres bras et en refusant d’y renoncer. En d’autres termes, le corps de Ian Curtis subit dans sa chair une dissonance émotionnelle insupportable qui trouve une issue temporaire dans les crises d’épilepsie et très vraisemblablement dans l’écriture. Mais la catharsis par la création ne suffit pas à stopper ce processus autodestructeur (l’accentue-t-elle?) et Curtis va renoncer à vivre plutôt que d’avoir à supporter plus longtemps ces aspirations contradictoires qui s’affrontent en lui et se déchargent de plus en plus fréquemment dans son corps épuisé par le manque de sommeil, le tabac, l’alcool, les concerts et une prise de médicaments incontrôlée. 

Ian Curtis ne parvient pas à renoncer à son mariage qui pourtant s’effondre ni à accepter le bonheur avec une amoureuse qui pourtant l’attend. Pour finir, le chanteur est aux portes du succès artistique avec des morceaux où il exprime son sentiment d’échec et de délabrement intérieur. Une longue série de concerts à l’étranger l’attend mais c’est de repos et d’isolement qu’il aurait besoin. Il doit partir en tournée alors qu’aucun de ses véritables problèmes n’est réglé et qu’il est littéralement irrésolu. Cette accumulation de pressions en tous sens le déstabilise définitivement : après une dernière confrontation conjugale qui échoue et à l’issue de laquelle il se braque et congédie sa femme, après une ultime crise d’épilepsie, sans doute violente, il met brutalement fin à un tourbillon d’angoisses. 

Ce n’est bien sûr qu’une hypothèse et il faudrait rassembler beaucoup plus de détails biographiques pour compléter le dossier. 

Tout le reste est littérature. A la revoyure !

Cet article s’est largement inspiré des faits relaté dans cette courte biographie qui elle-même fait la synthèse de nombreux témoignages de personnes qui ont côtoyé Ian Curtis au cours des derniers mois de sa vie :